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Au moment où Son Excellence vous regardera, vous tirerez ma montre que voici et que je vous prête pour le voyage. Prenez-la sur vous, c'est toujours autant de fait donnez-moi la vôtre.

Le duc lui-même daignera écrire sous votre dictée les quatre pages que vous aurez apprises par coeur.

Cela fait, mais non plus tôt, remarquez bien, vous pourrez, si Son Excellence vous interroge, raconter la séance à laquelle vous allez assister.

Ce qui vous empêchera de vous ennuyer le long du voyage, c'est qu'entre Paris et la résidence du ministre, il y a des gens qui ne demanderaient pas mieux que de tirer un coup de fusil à M. l'abbé Sorel. Alors sa mission est finie et je vois un grand retard; car, mon cher, comment saurons-nous votre mort? votre zèle ne peut pas aller jusqu'à nous en faire part.

Courez sur-le-champ acheter un habillement complet reprit le marquis d'un air sérieux. Mettez-vous à la mode d'il y a deux ans. Il faut ce soir que vous ayez l'air peu soigné. En voyage, au contraire, vous serez comme à l'ordinaire. Cela vous surprend, votre méfiance devine? Oui, mon ami, un des vénérables personnages que vous allez entendre opiner est fort capable d'envoyer des renseignements, au moyen desquels on pourra bien vous donner au moins de l'opium, le soir, dans quelque bonne auberge où vous aurez demandé à souper.

—Il vaut mieux, dit Julien faire trente lieues de plus et ne pas prendre la route directe. Il s'agit de Rome, je suppose…

Le marquis prit un air de hauteur et de mécontentement que Julien ne lui avait pas vu à ce point depuis Bray-le-Haut.

—C'est ce que vous saurez, monsieur, quand je jugerai à propos de vous le dire. Je n'aime pas les questions.

—Ceci n'en était pas une reprit Julien avec effusion; je vous le jure, monsieur, je pensais tout haut, je cherchais dans mon esprit la route la plus sûre.

—Oui, il paraît que votre esprit était bien loin. N'oubliez jamais qu'un ambassadeur, et de votre âge encore, ne doit pas avoir l'air de forcer la confiance.

Julien fut très mortifié, il avait tort. Son amour-propre cherchait une excuse et ne la trouvait pas.

—Comprenez donc, ajouta M. de La Mole que toujours on en appelle à son coeur quand on a fait quelque sottise.

Une heure après, Julien était dans l'antichambre du marquis avec une tournure subalterne, des habits antiques, une cravate d'un blanc douteux, et quelque chose de cuistre dans toute l'apparence.

En le voyant, le marquis éclata de rire, et alors seulement la justification de Julien fut complète.

Si ce jeune homme me trahit, se disait M. de La Mole, à qui se fier? et cependant quand on agit, il faut se fier à quelqu'un. Mon fils et ses brillants amis de même acabit ont du coeur, de la fidélité pour cent mille; s'il fallait se battre, ils périraient sur les marches du trône, ils savent tout… excepté ce dont on a besoin dans le moment. Du diable si je vois un d'entre eux qui puisse apprendre par coeur quatre pages et faire cent lieues sans être dépisté. Norbert saurait se faire tuer comme ses aïeux, c'est aussi le mérite d'un conscrit…

Le marquis tomba dans une rêverie profonde: Et encore se faire tuer, dit-il avec un soupir, peut-être ce Sorel le saurait-il aussi bien que lui…

—Montons en voiture, dit le marquis, comme pour chasser une idée importune.

—Monsieur, dit Julien, pendant qu'on arrangeait cet habit, j'ai appris par coeur la première page de la Quotidienne d'aujourd'hui.

Le marquis prit le journal, Julien récita sans se tromper d'un seul mot. Bon, dit le marquis, fort diplomate ce soir-là; pendant ce temps, ce jeune homme ne remarque pas les rues par lesquelles nous passons.

Ils arrivèrent dans un grand salon d'assez triste apparence, en partie boisé et en partie tendu de velours vert. Au milieu du salon, un laquais renfrogné achevait d'établir une grande table à manger, qu'il changea plus tard en table de travail, au moyen d'un immense tapis vert tout taché d'encre, dépouille de quelque ministère.

Le maître de la maison était un homme énorme, dont le nom ne fut point prononcé; Julien lui trouva la physionomie et l'éloquence d'un homme qui digère.

Sur un signe du marquis, Julien était resté au bas bout de la table. Pour se donner une contenance, il se mit à tailler des plumes. Il compta du coin de l'oeil sept interlocuteurs, mais Julien ne les apercevait que par le dos. Deux lui parurent adresser la parole à M. de La Mole sur le ton de l'égalité; les autres semblaient plus ou moins respectueux.

Un nouveau personnage entra sans être annoncé. Ceci est singulier, pensa Julien, on n'annonce point dans ce salon. Est-ce que cette précaution serait prise en mon honneur? Tout le monde se leva pour recevoir le nouveau venu. Il portait la même décoration extrêmement distinguée que trois autres des personnes qui étaient déjà dans le salon. On parlait assez bas. Pour juger le nouveau venu, Julien en fut réduit à ce que pouvaient lui apprendre ses traits et sa tournure. Il était court et épais, haut en couleur, l'oeil brillant et sans expression autre qu'une méchanceté de sanglier.

L'attention de Julien fut vivement distraite par l'arrivée presque immédiate d'un être tout différent. C'était un grand homme très maigre et qui portait trois ou quatre gilets. Son oeil était caressant, son geste poli.

C'est toute la physionomie du vieil évêque de Besançon, pensa Julien. Cet homme appartenait évidemment à l'Église, il n'annonçait pas plus de cinquante à cinquante-cinq ans, on ne pouvait pas avoir l'air plus paterne.

Le jeune évêque d'Agde parut, il eut l'air fort étonné quand, faisant la revue des présents, ses yeux arrivèrent à Julien. Il ne lui avait pas adressé la parole depuis la cérémonie de Bray-le-Haut. Son regard surpris embarrassa et irrita Julien. Quoi donc! se disait celui-ci connaître un homme me tournera-t-il toujours à malheur? Tous ces grands seigneurs que je n'ai jamais vus ne m'intimident nullement, et le regard de ce jeune évêque me glace! Il faut convenir que je suis un être bien singulier et bien malheureux.

Un petit homme extrêmement noir entra bientôt avec fracas, et se mit à parler dès la porte, il avait le teint jaune et l'air un peu fou. Dès l'arrivée de ce parleur impitoyable, des groupes se formèrent, apparemment pour éviter l'ennui de l'écouter.

En s'éloignant de la cheminée, on se rapprochait du bas bout de la table, occupé par Julien.. Sa contenance devenait de plus en plus embarrassée, car enfin, quelque effort qu'il fît, il ne pouvait pas ne pas entendre, et quelque peu d'expérience qu'il eût, il comprenait toute l'importance des choses dont on parlait sans aucun déguisement; et combien les hauts personnages qu'il avait apparemment sous les yeux devaient tenir à ce qu'elles restassent secrètes!

Déjà, le plus lentement possible. Julien avait taillé une vingtaine de plumes; cette ressource allait lui manquer. Il cherchait en vain un ordre dans les yeux de M. de La Mole; le marquis l'avait oublié.

Ce que je fais est ridicule, se disait Julien en taillant ses plumes; mais des gens à physionomie aussi médiocre, et chargés par d'autres ou par eux-mêmes d'aussi grands intérêts, doivent être fort susceptibles. Mon malheureux regard a quelque chose d'interrogatif et de peu respectueux, qui sans doute les piquerait. Si je baisse décidément les yeux, j'aurai l'air de faire collection de leurs paroles.

Son embarras était extrême, il entendait de singulières choses.


CHAPITRE XXII

LA DISCUSSION

La république!—Pour un, aujourd'hui, qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissances, leur vanité. On est considéré, à Paris, à cause de sa voiture et non à cause de sa vertu.

NAPOLÉON, Mémorial.

Le laquais entra précipitamment en disant:

—Monsieur le duc de ***:

—Taisez-vous, vous n'êtes qu'un sot, dit le duc en entrant.

Il dit si bien ce mot, et avec tant de majesté, que malgré lui, Julien pensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt. Il avait si bien deviné la portée du nouvel arrivant, qu'il trembla que son regard ne fût une indiscrétion.

Ce duc était un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tête étroite, avec un grand nez, et un visage busqué et tout en avant; il eût été difficile d'avoir l'air plus noble et plus insignifiant. Son arrivée détermina l'ouverture de la séance.

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