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Tant que le clergé n'a pas ses bois, il ne tient rien. A la première guerre, le ministre des finances écrit à ses agents qu'il n'y a plus d'argent que pour les curés. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c'est affamer les Jésuites, pour parler comme le vulgaire, faire la guerre, c'est délivrer ces monstres d'orgueil, les Français, de la menace de l'intervention étrangère.

Le cardinal était écouté avec faveur…

—Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittât le ministère, son nom irrite inutilement.

A ce mot, tout le monde se leva et parla à la fois. On va me renvoyer encore, pensa Julien, mais le sage président lui-même avait oublié la présence et l'existence de Julien.

Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C'était M. de

Nerval, le premier ministre qu'il avait aperçu au bal de M. le duc de

Retz.

Le désordre fut à son comble, comme disent les journaux en parlant de la chambre. Au bout d'un gros quart d'heure, le silence se rétablit un peu.

Alors M. de Nerval se leva, et, prenant le ton d'un apôtre:

—Je ne vous affirmerai point, dit-il d'une voix singulière, que je ne tiens pas au ministère.

Il m'est démontré, messieurs, que mon nom double les forces des jacobins en décidant contre nous beaucoup de modérés. Je me retirerais donc volontiers; mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre; mais ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j'ai une mission; le ciel m'a dit: Tu porteras ta tête sur un échafaud, ou tu rétabliras la monarchie en France, et réduiras les Chambres à ce qu'était le parlement sous Louis XV, et cela, messieurs, je le ferai.

Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.

Voilà un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait toujours comme à l'ordinaire, en supposant trop d'esprit aux gens. Animé par les débats d'une soirée aussi vive, et surtout par la sincérité de la discussion dans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage, cet homme n'avait pas de sens.

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot je le ferai. Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d'imposant et de funèbre. Il était ému.

La discussion reprit bientôt avec une énergie croissante, et surtout une incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comment dit-on de telles choses devant un plébéien?

Deux heures sonnaient que l'on parlait encore. Le maître de la maison dormait depuis longtemps; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, était sorti à une heure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de Julien dans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru mettre à l'aise tout le monde.

Pendant qu'on renouvelait les bougies:

—Dieu sait ce que cet homme va dire au roi! dit tout bas à son voisin l'homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter notre avenir.

Il faut convenir qu'il y a chez lui suffisance bien rare et même effronterie à se présenter ici. Il y paraissait avant d'arriver au ministère, mais le portefeuille change tout, noie tous les intérêts d'un homme, il eût dû le sentir.

A peine le ministre sorti, le général de Bonaparte avait fermé les yeux. En ce moment, il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre et s'en alla.

—Je parierais, dit l'homme aux gilets, que le général court après le ministre; il va s'excuser de s'être trouvé ici, et prétendre qu'il nous mène.

Quand les domestiques à demi endormis eurent terminé le renouvellement des bougies:

—Délibérons enfin, messieurs, dit le président, n'essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons à la teneur de la note qui, dans quarante-huit heures, sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quittés, que nous importent les ministres? nous les ferons vouloir.

Le cardinal approuva par un sourire fin.

—Rien de plus facile, ce me semble, que de résumer notre position, dit le jeune évêque d'Agde, avec le feu concentré et contraint du fanatisme le plus exalté. Jusque-là il avait gardé le silence son oeil, que Julien avait observé, d'abord doux et calme s'était enflammé après la première heure de discussion. Maintenant son âme débordait comme la lave du Vésuve.

—De 1806 à 1814, l'Angleterre n'a eu qu'un tort, dit-il, c'est de ne pas agir directement et personnellement sur Napoléon. Dès que cet homme eut fait des ducs et des chambellans dès qu'il eut rétabli le trône, la mission que Dieu lui avait confiée était finie; il n'était plus bon qu'à immoler. Les saintes Écritures nous enseignent en plus d'un endroit la manière d'en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.)

Aujourd'hui, messieurs, ce n'est plus un homme qu'il faut immoler, c'est Paris. Toute la France copie Paris. A quoi bon armer vos cinq cents hommes par département? Entreprise hasardeuse et qui n'en finira pas. A quoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone périsse.

Entre l'autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est même dans les intérêts mondains du trône. Pourquoi Paris n'a-t-il pas osé souffler sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch…

* * * * *

Ce ne fut qu'à trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La

Mole.

Le marquis était honteux et fatigué. Pour la première fois, en parlant à Julien, il y eut de la prière dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais révéler les excès de zèle, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre témoin.

—N'en parlez à notre ami de l'étranger que s'il insiste sérieusement pour connaître nos jeunes fous. Que leur importe que l'état soit renversé? ils seront cardinaux, et se réfugieront à Rome. Nous, dans nos châteaux, nous serons massacrés par les paysans.

La note secrète que le marquis rédigea d'après le grand procès-verbal de vingt-six pages, écrit par Julien, ne fut prête qu'à quatre heures trois quarts.

—Je suis fatigué à la mort, dit le marquis, et on le voit bien à cette note qui manque de netteté vers la fin, j'en suis plus mécontent que d'aucune chose que j'aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu'on ne vous enlève, moi je vais vous enfermer à clef dans votre chambre.

Le lendemain, le marquis conduisit Julien à un château isolé assez éloigné de Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliers, que Julien jugea être prêtres. On lui remit un passeport qui portait un nom suppose, mais Indiquait enfin le véritable but du voyage qu'il avait toujours feint d'ignorer. Il monta seul dans une calèche.

Le marquis n'avait aucune inquiétude sur sa mémoire Julien lui avait récité plusieurs fois la note secrète, mais il craignait tort qu'il ne fût intercepté.

—Surtout n'ayez l'air que d'un fat qui voyage pour tuer le temps, lui dit-il avec amitié, au moment où il quittait le salon. Il y avait peut-être plus d'un faux frère dans notre assemblée d'hier soir.

Le voyage fut rapide et fort triste. A peine Julien avait-il été hors de la vue du marquis qu'il avait oublié et la note secrète et la mission, pour ne songer qu'aux mépris de Mathilde.

Dans un village à quelques lieues au-delà de Metz, le maître de poste vint lui dire qu'il n'y avait pas de chevaux. Il était dix heures du soir; Julien, fort contrarié, demanda à souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu'il y parût, passa dans la cour des écuries. Il n'y vit pas de chevaux.

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