Chapitre II
― Et à la fontaine Saint-Innocent, ce chasseur qui poursuivait une biche avec grand bruit de chiens et de trompes de chasse !
― Et à la boucherie de Paris, ces échafauds qui figuraient la bastille de Dieppe !
― Et quand le légat passa, tu sais, Gisquette, on donna l’assaut, et les Anglais eurent tous les gorges coupées.
― Et contre la porte du Châtelet, il y avait de très beaux personnages !
― Et sur le pont au Change, qui était tout tendu par-dessus !
― Et quand le légat passa, on laissa voler sur le pont plus de deux cents douzaines de toutes sortes d’oiseaux ; c’était très beau, Liénarde.
― Ce sera plus beau aujourd’hui, reprit enfin leur interlocuteur, qui semblait les écouter avec impatience.
― Vous nous promettez que ce mystère sera beau ? dit Gisquette.
― Sans doute, répondit-il ; puis il ajouta avec une certaine emphase :
— Mesdamoiselles, c’est moi qui en suis l’auteur.
― Vraiment ? dirent les jeunes filles, tout ébahies.
― Vraiment ! répondit le poëte en se rengorgeant légèrement ; c’est-à-dire, nous sommes deux : Jehan Marchand, qui a scié les planches et dressé la charpente du théâtre et toute la boiserie, et moi, qui ai fait la pièce. — Je m’appelle Pierre Gringoire.
L’auteur du Cid n’eût pas dit avec plus de fierté : Pierre Corneille.
Nos lecteurs ont pu observer qu’il avait déjà dû s’écouler un certain temps depuis le moment où Jupiter était rentré sous la tapisserie jusqu’à l’instant où l’auteur de la moralité nouvelle s’était révélé ainsi brusquement à l’admiration naïve de Gisquette et de Liénarde. Chose remarquable, toute cette foule, quelques minutes auparavant si tumultueuse, attendait maintenant avec mansuétude, sur la foi du comédien ; ce qui prouve cette vérité éternelle et tous les jours encore éprouvée dans nos théâtres, que le meilleur moyen de faire attendre patiemment le public, c’est de lui affirmer qu’on va commencer tout de suite.
Toutefois, l’écolier Joannes ne s’endormait pas.
― Holà hé ! cria-t-il tout à coup au milieu de la paisible attente qui avait succédé au trouble, Jupiter, madame la Vierge, bateleurs du diable !
vous gaussez-vous ? la pièce ! la pièce ! Commencez, ou nous recommençons !
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Il n’en fallut pas davantage.
Une musique de hauts et bas instruments se fit entendre de l’intérieur de l’échafaudage ; la tapisserie se souleva ; quatre personnages bariolés et fardés en sortirent, grimpèrent la roide échelle du théâtre, et, parvenus sur la plate-forme supérieure, se rangèrent en ligne devant le public, qu’ils saluèrent profondément ; alors la symphonie se tut. C’était le mystère qui commençait.
Les quatre personnages, après avoir largement recueilli le payement de leurs révérences en applaudissements, entamèrent, au milieu d’un religieux silence, un prologue dont nous faisons volontiers grâce au lecteur.
Du reste, ce qui arrive encore de nos jours, le public s’occupait encore plus des costumes qu’ils portaient que du rôle qu’ils débitaient ; et en vérité c’était justice. Ils étaient vêtus tous quatre de robes mi-parties jaune et blanc, qui ne se distinguaient entre elles que par la nature de l’étoffe ; la première était en brocart or et argent, la deuxième en soie, la troisième en laine, la quatrième en toile. Le premier des personnages portait en main droite une épée, le second deux clefs d’or, le troisième une balance, le quatrième une bêche ; et pour aider les intelligences paresseuses qui n’auraient pas vu clair à travers la transparence de ces attributs, on pouvait lire en grosses lettres noires brodées, au bas de la robe de brocart, JE M’APPELLE NOBLESSE ; au bas de la robe de soie, JE M’APPELLE CLERGÉ ; au bas de la robe de laine, JE M’APPELLE MARCHANDISE ; au bas de la robe de toile, JE M’APPELLE LABOUR. Le sexe des deux allégories mâles était clairement indiqué à tout spectateur judicieux par leurs robes moins longues et par la cramignole qu’elles portaient en tête, tandis que les deux allégories femelles, moins court-vêtues, étaient coiffées d’un chaperon.
Il eût fallu aussi beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas comprendre, à travers la poésie du prologue, que Labour était marié à Marchandise et Clergé à Noblesse, et que les deux heureux couples possédaient en commun un magnifique dauphin d’or, qu’ils prétendaient n’ad-juger qu’à la plus belle. Ils allaient donc par le monde cherchant et quêtant cette beauté, et après avoir successivement rejeté la reine de Golconde, la princesse de Trébisonde, la fille du Grand-Khan de Tartarie, etc., etc., Labour et Clergé, Noblesse et Marchandise étaient venus se reposer sur la table de marbre du Palais de Justice, en débitant devant l’honnête audi-29
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toire autant de sentences et de maximes qu’on en pouvait alors dépenser à la Faculté des arts aux examens, sophismes, déterminances, figures et actes où les maîtres prenaient leurs bonnets de licence.
Tout cela était en effet très beau.
Cependant, dans cette foule sur laquelle les quatre allégories versaient à qui mieux mieux des flots de métaphores, il n’y avait pas une oreille plus attentive, pas un cœur plus palpitant, pas un œil plus hagard, pas un cou plus tendu, que l’œil, l’oreille, le cou et le cœur de l’auteur, du poète, de ce brave Pierre Gringoire, qui n’avait pu résister, le moment d’auparavant, à la joie de dire son nom à deux jolies filles. Il était retourné à quelques pas d’elles, derrière son pilier, et là, il écoutait, il regardait, il savourait.
Les bienveillants applaudissements qui avaient accueilli le début de son prologue retentissaient encore dans ses entrailles, et il était complètement absorbé dans cette espèce de contemplation extatique avec laquelle un auteur voit ses idées tomber une à une de la bouche de l’acteur dans le silence d’un vaste auditoire. Digne Pierre Gringoire !
Il nous en coûte de le dire, mais cette première extase fut bien vite troublée. A peine Gringoire avait-il approché ses lèvres de cette coupe enivrante de joie et de triomphe, qu’une goutte d’amertume vint s’y mêler.
Un mendiant déguenillé, qui ne pouvait faire recette, perdu qu’il était au milieu de la foule, et qui n’avait sans doute pas trouvé suffisante in-demnité dans les poches de ses voisins, avait imaginé de se jucher sur quelque point en évidence, pour attirer les regards et les aumônes. Il s’était donc hissé pendant les premiers vers du prologue, à l’aide des piliers de l’estrade réservée, jusqu’à la corniche qui en bordait la balustrade à sa partie inférieure, et là il s’était assis, sollicitant l’attention et la pitié de la multitude avec ses haillons et une plaie hideuse qui couvrait son bras droit. Du reste, il ne proférait pas une parole.
Le silence qu’il gardait laissait aller le prologue sans encombre, et aucun désordre sensible ne serait survenu, si le malheur n’eût voulu que l’écolier Joannes avisât, du haut de son pilier, le mendiant et ses simagrées. Un fou rire s’empara du jeune drôle, qui, sans se soucier d’interrompre le spectacle et de troubler le recueillement universel, s’écria gaillardement : — Tiens ! ce malingreux qui demande l’aumône !
Quiconque a jeté une pierre dans une mare à grenouilles ou tiré un 30
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coup de fusil dans une volée d’oiseaux, peut se faire une idée de l’effet que produisirent ces paroles incongrues, au milieu de l’attention générale. Gringoire en tressaillit comme d’une secousse électrique. Le prologue resta court, et toutes les têtes se retournèrent en tumulte vers le mendiant, qui, loin de se déconcerter, vit dans cet incident une bonne occasion de récolte, et se mit à dire d’un air dolent, en fermant ses yeux à demi : — La charité, s’il vous plaît !
― Eh mais, sur mon âme, reprit Joannes, c’est Clopin Trouillefou. Holà hé ! l’ami, ta plaie te gênait donc à la jambe, que tu l’as mise sur ton bras ?