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AussitÎt le transport commença.

DantĂšs songeait, tout en travaillant, au hourra de joie que d’un seul mot il pourrait provoquer parmi tous ces hommes s’il disait tout haut l’incessante pensĂ©e qui bourdonnait tout bas Ă  son oreille et Ă  son cƓur. Mais, tout au contraire de rĂ©vĂ©ler le magnifique secret, il craignait d’en avoir dĂ©jĂ  trop dit et d’avoir, par ses allĂ©es et venues, ses demandes rĂ©pĂ©tĂ©es, ses observations minutieuses et sa prĂ©occupation continuelle, Ă©veillĂ© les soupçons. Heureusement, pour cette circonstance du moins, que chez lui un passĂ© bien douloureux reflĂ©tait sur son visage une tristesse indĂ©lĂ©bile, et que les lueurs de gaietĂ© entrevues sous ce nuage n’étaient rĂ©ellement que des Ă©clairs.

Personne ne se doutait donc de rien, et lorsque le lendemain, en prenant un fusil, du plomb et de la poudre, DantĂšs manifesta le dĂ©sir d’aller tuer quelqu’une de ces nombreuses chĂšvres sauvages 545

que l’on voyait sauter de rocher en rocher, on n’attribua cette excursion de DantĂšs qu’à l’amour de la chasse ou au dĂ©sir de la solitude. Il n’y eut que Jacopo qui insista pour le suivre. DantĂšs ne voulut pas s’y opposer, craignant par cette rĂ©pugnance Ă  ĂȘtre accompagnĂ© d’inspirer quelques soupçons. Mais Ă  peine eut-il fait un quart de lieue, qu’ayant trouvĂ© l’occasion de tirer et de tuer un chevreau, il envoya Jacopo le porter Ă  ses compagnons, les invitant Ă  le faire cuire et Ă  lui donner lorsqu’il serait cuit, le signal d’en manger sa part en tirant un coup de fusil ; quelques fruits secs et un fiasco de vin de Monte-Pulciano devaient complĂ©ter l’ordonnance du repas.

DantĂšs continua son chemin en se retournant de temps en temps. ArrivĂ© au sommet d’une roche, il vit Ă  mille pieds au-dessous de lui ses compagnons que venait de rejoindre Jacopo et qui s’occupaient dĂ©jĂ  activement des apprĂȘts du dĂ©jeuner, augmentĂ©, grĂące Ă  l’adresse d’Edmond, d’une piĂšce capitale.

Edmond les regarda un instant avec ce sourire 546

doux et triste de l’homme supĂ©rieur.

« Dans deux heures, dit-il, ces gens-lĂ  repartiront, riches de cinquante piastres, pour aller, en risquant leur vie, essayer d’en gagner cinquante autres ; puis reviendront, riches de six cents livres, dilapider ce trĂ©sor dans une ville quelconque, avec la fiertĂ© des sultans et la confiance des nababs. Aujourd’hui, l’espĂ©rance fait que je mĂ©prise leur richesse, qui me paraĂźt la plus profonde misĂšre ; demain, la dĂ©ception fera peut-ĂȘtre que je serai forcĂ© de regarder cette profonde misĂšre comme le suprĂȘme bonheur...

Oh ! non, s’écria Edmond, cela ne sera pas ; le savant, l’infaillible Faria ne se serait pas trompĂ© sur cette seule chose. D’ailleurs autant vaudrait mourir que de continuer de mener cette vie misĂ©rable et infĂ©rieure. »

Ainsi DantĂšs, qui, il y a trois mois, n’aspirait qu’à la libertĂ©, n’avait dĂ©jĂ  plus assez de la libertĂ© et aspirait Ă  la richesse ; la faute n’en Ă©tait pas Ă  DantĂšs, mais Ă  Dieu, qui, en bornant la puissance de l’homme, lui a fait des dĂ©sirs infinis !

Cependant par une route perdue entre deux 547

murailles de roches, suivant un sentier creusĂ© par le torrent et que, selon toute probabilitĂ©, jamais pied humain n’avait foulĂ©, DantĂšs s’était approchĂ© de l’endroit oĂč il supposait que les grottes avaient dĂ» exister. Tout en suivant le rivage de la mer et en examinant les moindres objets avec une attention sĂ©rieuse, il crut remarquer sur certains rochers des entailles creusĂ©es par la main de l’homme.

Le temps, qui jette sur toute chose physique son manteau de mousse, comme sur les choses morales son manteau d’oubli, semblait avoir respectĂ© ces signes tracĂ©s avec une certaine rĂ©gularitĂ©, et dans le but probablement d’indiquer une trace ; de temps en temps cependant, ces signes disparaissaient sous des touffes de myrtes, qui s’épanouissaient en gros bouquets chargĂ©s de fleurs, ou sous des lichens parasites. Il fallait alors qu’Edmond Ă©cartĂąt les branches ou soulevĂąt les mousses pour retrouver les signes indicateurs qui le conduisaient dans cet autre labyrinthe. Ces signes avaient, au reste, donnĂ© bon espoir Ă  Edmond. Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les aurait tracĂ©s pour qu’ils pussent, en cas d’une 548

catastrophe qu’il n’avait pas pu prĂ©voir si complĂšte, servir de guide Ă  son neveu ? Ce lieu solitaire Ă©tait bien celui qui convenait Ă  un homme qui voulait enfouir un trĂ©sor. Seulement, ces signes infidĂšles n’avaient-ils pas attirĂ© d’autres yeux que ceux pour lesquels ils Ă©taient tracĂ©s, et l’üle aux sombres merveilles avait-elle fidĂšlement gardĂ© son magnifique secret ?

Cependant, Ă  soixante pas du port Ă  peu prĂšs, il sembla Ă  Edmond, toujours cachĂ© Ă  ses compagnons par les accidents du terrain, que les entailles s’arrĂȘtaient ; seulement, elles n’aboutissaient Ă  aucune grotte. Un gros rocher rond posĂ© sur une base solide Ă©tait le seul but auquel elles semblassent conduire. Edmond pensa qu’au lieu d’ĂȘtre arrivĂ© Ă  la fin, il n’était peut-ĂȘtre, tout au contraire, qu’au commencement ; il prit en consĂ©quence le contre-pied et retourna sur ses pas.

Pendant ce temps, ses compagnons prĂ©paraient le dĂ©jeuner, allaient puiser de l’eau, Ă  la source, transportaient le pain et les fruits Ă  terre et faisaient cuire le chevreau. Juste au moment oĂč 549

ils le tiraient de sa broche improvisĂ©e, ils aperçurent Edmond qui, lĂ©ger et hardi comme un chamois, sautait de rocher en rocher : ils tirĂšrent un coup de fusil pour lui donner le signal. Le chasseur changea aussitĂŽt de direction, et revint tout courant Ă  eux. Mais au moment oĂč tous le suivaient des yeux dans l’espĂšce de vol qu’il exĂ©cutait, taxant son adresse de tĂ©mĂ©ritĂ©, comme pour donner raison Ă  leurs craintes, le pied manqua Ă  Edmond ; on le vit chanceler Ă  la cime d’un rocher, pousser un cri et disparaĂźtre.

Tous bondirent d’un seul Ă©lan, car tous aimaient Edmond, malgrĂ© sa supĂ©rioritĂ© ; cependant, ce fut Jacopo qui arriva le premier.

Il trouva Edmond Ă©tendu sanglant et presque sans connaissance : il avait dĂ» rouler d’une hauteur de douze ou quinze pieds. On lui introduisit dans la bouche quelques gouttes de rhum, et ce remĂšde qui avait dĂ©jĂ  eu tant d’efficacitĂ© sur lui, produisit le mĂȘme effet que la premiĂšre fois.

Edmond rouvrit les yeux, se plaignit de souffrir une vive douleur au genou, une grande 550

pesanteur Ă  la tĂȘte et des Ă©lancements insupportables dans les reins. On voulut le transporter jusqu’au rivage ; mais lorsqu’on le toucha, quoique ce fĂ»t Jacopo qui dirigeĂąt l’opĂ©ration, il dĂ©clara en gĂ©missant qu’il ne se sentait point la force de supporter le transport.

On comprend qu’il ne fut point question de dĂ©jeuner pour DantĂšs ; mais il exigea que ses camarades, qui n’avaient pas les mĂȘmes raisons que lui pour faire diĂšte, retournassent Ă  leur poste. Quant Ă  lui, il prĂ©tendit qu’il n’avait besoin que d’un peu de repos, et qu’à leur retour ils le trouveraient soulagĂ©.

Les marins ne se firent pas trop prier : les marins avaient faim, l’odeur du chevreau arrivait jusqu’à eux et l’on n’est point cĂ©rĂ©monieux entre loups de mer.

Une heure aprĂšs, ils revinrent. Tout ce qu’Edmond avait pu faire, c’était de se traĂźner pendant un espace d’une dizaine de pas pour s’appuyer Ă  une roche moussue.

Mais, loin de se calmer, les douleurs de DantÚs avaient semblé croßtre en violence. Le 551

vieux patron, qui était forcé de partir dans la matinée pour aller déposer son chargement sur les frontiÚres du Piémont et de la France, entre Nice et Fréjus, insista pour que DantÚs essayùt de se lever. DantÚs fit des efforts surhumains pour se rendre à cette invitation mais à chaque effort, il retombait plaintif et pùlissant.

« Il a les reins cassĂ©s, dit tout bas le patron : n’importe ! c’est un bon compagnon, et il ne faut pas l’abandonner ; tĂąchons de le transporter jusqu’à la tartane. »

Mais DantĂšs dĂ©clara qu’il aimait mieux mourir oĂč il Ă©tait que de supporter les douleurs atroces que lui occasionnerait le mouvement, si faible qu’il fĂ»t.

« Eh bien, dit le patron, advienne que pourra, mais il ne sera pas dit que nous avons laissé sans secours un brave compagnon comme vous. Nous ne partirons que ce soir. »

Cette proposition Ă©tonna fort les matelots, quoique aucun d’eux ne la combattĂźt, au contraire. Le patron Ă©tait un homme si rigide, que c’était la premiĂšre fois qu’on le voyait renoncer Ă  552

une entreprise, ou mĂȘme retarder son exĂ©cution.

Aussi DantĂšs ne voulut-il pas souffrir qu’on fit en sa faveur une si grave infraction aux rĂšgles de la discipline Ă©tablie Ă  bord.

« Non, dit-il au patron, j’ai Ă©tĂ© un maladroit, et il est juste que je porte la peine de ma maladresse. Laissez-moi une petite provision de biscuit, un fusil, de la poudre et des balles pour tuer des chevreaux, ou mĂȘme pour me dĂ©fendre, et une pioche pour me construire, si vous tardiez trop Ă  me venir prendre, une espĂšce de maison.

– Mais tu mourras de faim, dit le patron.

– J’aime mieux cela, rĂ©pondit Edmond, que de souffrir les douleurs inouĂŻes qu’un seul mouvement me fait endurer. »

Le patron se retournait du cĂŽtĂ© du bĂątiment, qui se balançait avec un commencement d’appareillage dans le petit port, prĂȘt Ă  reprendre la mer dĂšs que sa toilette serait achevĂ©e.

« Que veux-tu donc que nous fassions, Maltais, dit-il, nous ne pouvons t’abandonner ainsi, et nous ne pouvons rester, cependant ?

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– Partez, partez ! s’écria DantĂšs.

– Nous serons au moins huit jours absents, dit le patron, et encore faudra-t-il que nous nous dĂ©tournions de notre route pour te venir prendre.

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