Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
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Alexandre Dumas
Le Comte de Monte-Cristo
I
La BibliothÚque électronique du Québec Collection à tous les vents
Volume 113 : version 1.04
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Le Comte de Monte-Cristo est prĂ©sentĂ© ici en six volumes. Ădition de rĂ©fĂ©rence : Le Comte de Monte-Cristo, prĂ©face de Didier Decoin, LâArchipel, 1998.
Image de couverture : Le Comte de Monte-Cristo, par Alexandre Dumas, illustré par G.
Staal, J. A. BeaucĂ©, etc. Calmann-LĂ©vy, Ăditeur, Paris, 1896.
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Le Comte de Monte-CristoI
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Marseille. LâarrivĂ©e
Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame de la Garde signala le trois-mùts le Pharaon, venant de Smyrne, Trieste et Naples.
Comme dâhabitude, un pilote cĂŽtier partit aussitĂŽt du port, rasa le chĂąteau dâIf, et alla aborder le navire entre le cap de Morgion et lâĂźle de Rion.
AussitĂŽt, comme dâhabitude encore, la plate-forme du fort Saint-Jean sâĂ©tait couverte de curieux ; car câest toujours une grande affaire Ă Marseille que lâarrivĂ©e dâun bĂątiment, surtout quand ce bĂątiment, comme le Pharaon, a Ă©tĂ© construit, grĂ©Ă©, arrimĂ© sur les chantiers de la vieille PhocĂ©e, et appartient Ă un armateur de la ville.
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Cependant ce bĂątiment sâavançait ; il avait heureusement franchi le dĂ©troit que quelque secousse volcanique a creusĂ© entre lâĂźle de Calasareigne et lâĂźle de Jaros ; il avait doublĂ© PomĂšgue, et il sâavançait sous ses trois huniers, son grand foc et sa brigantine, mais si lentement et dâune allure si triste, que les curieux, avec cet instinct qui pressent un malheur, se demandaient quel accident pouvait ĂȘtre arrivĂ© Ă bord.
NĂ©anmoins les experts en navigation reconnaissaient que si un accident Ă©tait arrivĂ©, ce ne pouvait ĂȘtre au bĂątiment lui-mĂȘme ; car il sâavançait dans toutes les conditions dâun navire parfaitement gouvernĂ© : son ancre Ă©tait en mouillage, ses haubans de beauprĂ© dĂ©crochĂ©s ; et prĂšs du pilote, qui sâapprĂȘtait Ă diriger le Pharaon par lâĂ©troite entrĂ©e du port de Marseille, Ă©tait un jeune homme au geste rapide et Ă lâĆil actif, qui surveillait chaque mouvement du navire et rĂ©pĂ©tait chaque ordre du pilote.
La vague inquiĂ©tude qui planait sur la foule avait particuliĂšrement atteint un des spectateurs de lâesplanade de Saint-Jean, de sorte quâil ne put attendre lâentrĂ©e du bĂątiment dans le port ; il 6
sauta dans une petite barque et ordonna de ramer au-devant du Pharaon, quâil atteignit en face de lâanse de la RĂ©serve.
En voyant venir cet homme, le jeune marin quitta son poste Ă cĂŽtĂ© du pilote, et vint, le chapeau Ă la main, sâappuyer Ă la muraille du bĂątiment.
CâĂ©tait un jeune homme de dix-huit Ă vingt ans, grand, svelte, avec de beaux yeux noirs et des cheveux dâĂ©bĂšne ; il y avait dans toute sa personne cet air calme et de rĂ©solution particulier aux hommes habituĂ©s depuis leur enfance Ă lutter avec le danger.
« Ah ! câest vous, DantĂšs ! cria lâhomme Ă la barque ; quâest-il donc arrivĂ©, et pourquoi cet air de tristesse rĂ©pandu sur tout votre bord ?
â Un grand malheur, monsieur Morrel !
répondit le jeune homme, un grand malheur, pour moi surtout : à la hauteur de Civita-Vecchia, nous avons perdu ce brave capitaine LeclÚre.
â Et le chargement ? demanda vivement lâarmateur.
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â Il est arrivĂ© Ă bon port, monsieur Morrel, et je crois que vous serez content sous ce rapport ; mais ce pauvre capitaine LeclĂšre...
â Que lui est-il donc arrivĂ© ? demanda lâarmateur dâun air visiblement soulagĂ© ; que lui est-il donc arrivĂ©, Ă ce brave capitaine ?
â Il est mort.
â TombĂ© Ă la mer ?
â Non, monsieur ; mort dâune fiĂšvre cĂ©rĂ©brale, au milieu dâhorribles souffrances. »
Puis, se retournant vers ses hommes :
« Holà hé ! dit-il, chacun à son poste pour le mouillage ! »
LâĂ©quipage obĂ©it. Au mĂȘme instant, les huit ou dix matelots qui le composaient sâĂ©lancĂšrent les uns sur les Ă©coutes, les autres sur les bras, les autres aux drisses, les autres aux hallebas des focs, enfin les autres aux cargues des voiles.
Le jeune marin jeta un coup dâĆil nonchalant sur ce commencement de manĆuvre, et, voyant que ses ordres allaient sâexĂ©cuter, il revint Ă son interlocuteur.
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« Et comment ce malheur est-il donc arrivé ?
continua lâarmateur, reprenant la conversation oĂč le jeune marin lâavait quittĂ©e.
â Mon Dieu, monsieur, de la façon la plus imprĂ©vue : aprĂšs une longue conversation avec le commandant du port, le capitaine LeclĂšre quitta Naples fort agitĂ© ; au bout de vingt-quatre heures, la fiĂšvre le prit ; trois jours aprĂšs, il Ă©tait mort...
« Nous lui avons fait les funĂ©railles ordinaires, et il repose, dĂ©cemment enveloppĂ© dans un hamac, avec un boulet de trente-six aux pieds et un Ă la tĂȘte, Ă la hauteur de lâĂźle dâEl Giglio. Nous rapportons Ă sa veuve sa croix dâhonneur et son Ă©pĂ©e. CâĂ©tait bien la peine, continua le jeune homme avec un sourire mĂ©lancolique, de faire dix ans la guerre aux Anglais pour en arriver Ă mourir, comme tout le monde, dans son lit.
â Dame ! que voulez-vous, monsieur Edmond, reprit lâarmateur qui paraissait se consoler de plus en plus, nous sommes tous mortels, et il faut bien que les anciens fassent place aux nouveaux, sans cela il nây aurait pas dâavancement ; et du moment que vous mâassurez que la cargaison...
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â Est en bon Ă©tat, monsieur Morrel, je vous en rĂ©ponds. Voici un voyage que je vous donne le conseil de ne point escompter pour 25 000 francs de bĂ©nĂ©fice. »