n’oseraient-ils s’aimer un jour, maintenant qu’ils étaient libres ? Il n’aurait fallu qu’un peu de bonheur, pour dissiper leur honte, ce malaise qui les empêchait d’aller ensemble, à cause de toutes sortes d’idées, où ils ne lisaient pas clairement eux-mêmes.
– Recouche-toi, murmura-t-elle. Je ne veux pas allumer, ça réveillerait maman... Il est l’heure, laisse-moi.
Il n’écoutait point, il la pressait éperdument, le cœur noyé d’une tristesse immense. Un besoin de paix, un invincible besoin d’être heureux l’envahissait ; et il se voyait marié, dans une petite maison propre, sans autre ambition que de vivre et de mourir là, tous les deux. Du pain le contenterait ; même s’il n’y en avait que pour un, le morceau serait pour elle. À quoi bon autre chose ? est-ce que la vie valait davantage ?
Elle, cependant, dénouait ses bras nus.
– Je t’en prie, laisse.
Alors, dans un élan de son cœur, il lui dit à l’oreille :
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– Attends, je vais avec toi.
Et lui-même s’étonna d’avoir dit cette chose.
Il avait juré de ne pas redescendre, d’où venait donc cette décision brusque, sortie de ses lèvres, sans qu’il y eût songé, sans qu’il l’eût discutée un instant ? Maintenant, c’était en lui un tel calme, une guérison si complète de ses doutes, qu’il s’entêtait, en homme sauvé par le hasard, et qui avait trouvé enfin l’unique porte à son tourment.
Aussi refusa-t-il de l’entendre, lorsqu’elle s’alarma, comprenant qu’il se dévouait pour elle, redoutant les mauvaises paroles dont on l’accueillerait à la fosse. Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et cela suffisait.
– Je veux travailler, c’est mon idée...
Habillons-nous et ne faisons pas de bruit.
Ils s’habillèrent dans les ténèbres, avec mille précautions. Elle, secrètement, avait préparé la veille ses vêtements de mineur ; lui, dans l’armoire, prit une veste et une culotte ; et ils ne se lavèrent pas, par crainte de remuer la terrine.
Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir étroit, où couchait la mère. Quand ils partirent, le 880
malheur voulut qu’ils butèrent contre une chaise.
Elle s’éveilla, elle demanda, dans l’engourdissement du sommeil :
– Hein ? qui est-ce ?
Catherine, tremblante, s’était arrêtée, en serrant violemment la main d’Étienne.
– C’est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci.
J’étouffe, je sors respirer un peu.
– Bon, bon.
Et la Maheude se rendormit. Catherine n’osait plus bouger. Enfin, elle descendit dans la salle, elle partagea une tartine qu’elle avait réservée sur un pain, donné par une dame de Montsou. Puis, doucement, ils refermèrent la porte, ils s’en allèrent.
Souvarine était demeuré debout, près de l’Avantage, à l’angle de la route. Depuis une demi-heure, il regardait les charbonniers qui retournaient au travail, confus dans l’ombre, passant avec leur sourd piétinement de troupeau.
Il les comptait, comme les bouchers comptent les bêtes, à l’entrée de l’abattoir ; et il était surpris de 881
leur nombre, il ne prévoyait pas, même dans son pessimisme, que ce nombre de lâches pût être si grand. La queue s’allongeait toujours, il se raidissait, très froid, les dents serrées, les yeux clairs.
Mais il tressaillit. Parmi ces hommes qui défilaient, et dont il ne distinguait pas les visages, il venait pourtant d’en reconnaître un, à sa démarche. Il s’avança, il l’arrêta.
– Où vas-tu ?
Étienne, saisi, au lieu de répondre, balbutiait.
– Tiens ! tu n’es pas encore parti !
Puis, il avoua, il retournait à la fosse. Sans doute, il avait juré ; seulement, ce n’était pas une existence, d’attendre les bras croisés des choses qui arriveraient dans cent ans peut-être ; et, d’ailleurs, des raisons à lui le décidaient.
Souvarine l’avait écouté, frémissant. Il l’empoigna par une épaule, il le rejeta vers le coron.
– Rentre chez toi, je le veux, entends-tu !
Mais, Catherine s’étant approchée, il la 882
reconnut, elle aussi. Étienne protestait, déclarait qu’il ne laissait à personne le soin de juger sa conduite. Et les yeux du machineur allèrent de la jeune fille au camarade ; tandis qu’il reculait d’un pas, avec un geste de brusque abandon. Quand il y avait une femme dans le cœur d’un homme, l’homme était fini, il pouvait mourir. Peut-être revit-il, en une vision rapide, là-bas, à Moscou, sa maîtresse pendue, ce dernier lien de sa chair coupé, qui l’avait rendu libre de la vie des autres et de la sienne. Il dit simplement :
– Va.
Gêné, Étienne s’attardait, cherchait une parole de bonne amitié, pour ne pas se séparer ainsi.
– Alors, tu pars toujours ?
– Oui.
– Eh bien ! donne-moi la main, mon vieux.