hommes souillés de charbon, glacés par l’attente, accusèrent la Compagnie de tuer au fond une moitié de ses ouvriers, et de faire crever l’autre moitié de faim. Étienne écoutait, frémissant.
– Dépêchons ! dépêchons ! répétait aux chargeurs le porion Richomme.
Il hâtait la manœuvre pour la remonte, ne voulant point sévir, faisant semblant de ne pas entendre. Cependant, les murmures devenaient tels, qu’il fut forcé de s’en mêler. Derrière lui, on criait que ça ne durerait pas toujours et qu’un beau matin la boutique sauterait.
– Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, fais-les donc taire. Quand on n’est pas les plus forts, on doit être les plus sages.
Mais Maheu, qui se calmait et finissait par s’inquiéter, n’eut point à intervenir. Soudain, les voix tombèrent : Négrel et Dansaert, revenant de leur inspection, débouchaient d’une galerie, en sueur aussi tous les deux. L’habitude de la discipline fit ranger les hommes, tandis que l’ingénieur traversait le groupe, sans une parole.
Il se mit dans une berline, le maître-porion dans 118
une autre ; on tira cinq fois le signal, sonnant à la grosse viande, comme on disait pour les chefs ; et la cage fila en l’air, au milieu d’un silence morne.
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VI
Dans la cage qui le remontait, tassé avec quatre autres, Étienne résolut de reprendre sa course affamée, le long des routes. Autant valait-il crever tout de suite que de redescendre au fond de cet enfer, pour n’y pas même gagner son pain.
Catherine, enfournée au-dessus de lui, n’était plus là, contre son flanc, d’une bonne chaleur engourdissante. Et il aimait mieux ne pas songer à des bêtises, et s’éloigner ; car, avec son instruction plus large, il ne se sentait point la résignation de ce troupeau, il finirait par étrangler quelque chef.
Brusquement, il fut aveuglé. La remonte venait d’être si rapide, qu’il restait ahuri du grand jour, les paupières battantes dans cette clarté dont il s’était déshabitué déjà. Ce n’en fut pas moins un soulagement pour lui, de sentir la cage retomber sur les verrous. Un moulineur ouvrait la 120
porte, le flot des ouvriers sautait des berlines.
– Dis donc, Mouquet, murmura Zacharie à l’oreille du moulineur, filons-nous au Volcan, ce soir ?
Le Volcan était un café-concert de Montsou.
Mouquet cligna l’œil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les mâchoires. Petit et gros comme son père, il avait le nez effronté d’un gaillard qui mangeait tout, sans nul souci du lendemain. Justement, la Mouquette sortait à son tour, et il lui allongea une claque formidable sur les reins, par tendresse fraternelle.
Étienne reconnaissait à peine la haute nef de la recette, qu’il avait vue inquiétante, dans les lueurs louches des lanternes. Ce n’était que nu et sale. Un jour terreux entrait par les fenêtres poussiéreuses. Seule, la machine luisait, là-bas, avec ses cuivres ; les câbles d’acier, enduits de graisse, filaient comme des rubans trempés d’encre ; et les molettes en haut, l’énorme charpente qui les supportait, les cages, les berlines, tout ce métal prodigué assombrissait la salle de leur gris dur de vieilles ferrailles. Sans 121
relâche, le grondement des roues ébranlait les dalles de fonte ; tandis que, de la houille ainsi promenée, montait une fine poudre de charbon, qui poudrait à noir le sol, les murs, jusqu’aux solives du beffroi.
Mais Chaval, ayant donné un coup d’œil au tableau des jetons, dans le petit bureau vitré du receveur, revint furieux. Il avait constaté qu’on leur refusait deux berlines, l’une parce qu’elle ne contenait pas la quantité réglementaire, l’autre parce que la houille en était malpropre.
– La journée est complète, cria-t-il. Encore vingt sous de moins !...
Aussi est-ce qu’on devrait prendre des fainéants, qui se servent de leurs bras comme un cochon de sa queue !
Et son regard oblique, dirigé sur Étienne, complétait sa pensée. Celui-ci fut tenté de répondre à coups de poing. Puis, il se demanda à quoi bon, puisqu’il partait. Cela le décidait absolument.
– On ne peut pas bien faire le premier jour, dit 122
Maheu pour mettre la paix. Demain, il fera mieux.
Tous n’en restaient pas moins aigris, agités d’un besoin de querelle. Comme ils passaient à la lampisterie rendre leurs lampes, Levaque s’empoigna avec le lampiste, qu’il accusait de mal nettoyer la sienne. Ils ne se détendirent un peu que dans la baraque, où le feu brûlait toujours. Même on avait dû trop le charger, car le poêle était rouge, la vaste pièce sans fenêtre semblait en flammes, tellement les reflets du brasier saignaient sur les murs. Et ce furent des grognements de joie, tous les dos se rôtissaient à distance, fumaient ainsi que des soupes. Quand les reins brûlaient, on se cuisait le ventre. La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa chemise. Des garçons blaguaient, on éclata de rire, parce qu’elle leur montra tout à coup son derrière, ce qui était chez elle l’extrême expression du dédain.
– Je m’en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans sa caisse.
Personne ne bougea. Seule, Mouquette se hâta, 123
s’échappa derrière lui, sous le prétexte qu’ils rentraient l’un et l’autre à Montsou. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu’il ne voulait plus d’elle.
Catherine, cependant, préoccupée, venait de parler bas à son père. Celui-ci s’étonna, puis il approuva d’un hochement de tête ; et, appelant Étienne pour lui rendre son paquet :
– Écoutez donc, murmura-t-il, si vous n’avez pas le sou, vous aurez le temps de crever avant la quinzaine... Voulez-vous que je tâche de vous trouver du crédit quelque part ?
Le jeune homme resta un instant embarrassé.
Justement, il allait réclamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. Elle le regardait fixement, peut-être croirait-elle qu’il boudait le travail.
– Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus.
Alors, Étienne ne dit pas non. On refuserait.
Du reste, ça ne l’engageait point, il pourrait 124
toujours s’éloigner, après avoir mangé un morceau. Puis, il fut mécontent de n’avoir pas dit non, en voyant la joie de Catherine, un joli rire, un regard d’amitié, heureuse de lui être venue en aide. À quoi bon tout cela ?
Quand ils eurent repris leurs sabots et fermé leurs cases, les Maheu quittèrent la baraque, à la queue des camarades qui s’en allaient un à un, dès qu’ils s’étaient réchauffés. Étienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande.
Mais, comme ils traversaient le criblage, une scène violente les arrêta.
C’était dans un vaste hangar, aux poutres noires de poussière envolée, aux grandes persiennes d’où soufflait un continuel courant d’air. Les berlines de houille arrivaient directement de la recette, étaient versées ensuite par des culbuteurs sur les trémies, de longues glissières de tôle ; et, à droite et à gauche de ces dernières, les cribleuses, montées sur des gradins, armées de la pelle et du râteau, ramassaient les pierres, poussaient le charbon propre, qui tombait ensuite par des entonnoirs dans les wagons de la 125
voie ferrée, établie sous le hangar.