Alors, Étienne se mit à lire l’affiche. C’était un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes 343
les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu de soin apporté au boisage, lasse d’infliger des amendes inutiles, elle avait pris la résolution d’appliquer un nouveau mode de paiement, pour l’abattage de la houille. Désormais, elle paierait le boisage à part, au mètre cube de bois descendu et employé, en se basant sur la quantité nécessaire à un bon travail. Le prix de la berline de charbon abattu serait naturellement baissé, dans une proportion de cinquante centimes à quarante, suivant d’ailleurs la nature et l’éloignement des tailles. Et un calcul assez obscur tâchait d’établir que cette diminution de dix centimes se trouverait exactement compensée par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que, voulant laisser à chacun le temps de se convaincre des avantage présentés par ce nouveau mode, elle comptait seulement l’appliquer à partir du lundi, 1er décembre.
– Si vous lisiez moins haut, là-bas ! cria le caissier. On ne s’entend plus.
Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l’observation. Sa voix tremblait, et quand il 344
eut fini, tous continuèrent à regarder fixement l’affiche. Le vieux mineur et le jeune avaient l’air d’attendre encore ; puis, ils partirent, les épaules cassées.
– Nom de Dieu ! murmura Maheu.
Lui et son compagnon s’étaient assis.
Absorbés, la tête basse, tandis que le défilé continuait en face du papier jaune, ils calculaient.
Est-ce qu’on se fichait d’eux ! jamais ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes diminués sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit centimes, et c’était deux centimes que leur volait la Compagnie, sans compter le temps qu’un travail soigné leur prendrait. Voilà donc où elle voulait en venir, à cette baisse de salaire déguisée ! Elle réalisait des économies dans la poche de ses mineurs.
– Nom de Dieu de nom de Dieu ! répéta Maheu en relevant la tête. Nous sommes des jean-foutre, si nous acceptons ça !
Mais le guichet se trouvait libre, il s’approcha pour être payé. Les chefs de marchandage se présentaient seuls à la caisse, puis répartissaient 345
l’argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps.
– Maheu et consorts, dit le commis, veine Filonnière, taille numéro sept.
Il cherchait sur les listes, que l’on dressait en dépouillant les livrets, où les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il répéta :
– Maheu et consorts, veine Filonnière, taille numéro sept... Cent trente-cinq francs.
Le caissier paya.
– Pardon, monsieur, balbutia le haveur saisi, êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?
Il regardait ce peu d’argent, sans le ramasser, glacé d’un petit frisson qui lui coulait au cœur.
Certes, il s’attendait à une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se réduire à si peu, ou il devait avoir mal compté. Lorsqu’il aurait remis leur part à Zacharie, à Étienne et à l’autre camarade qui remplaçait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs pour lui, son père, Catherine et Jeanlin.
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– Non, non je ne me trompe pas, reprit l’employé. Il faut enlever deux dimanches et quatre jours de chômage : donc, ça vous fait neuf jours de travail.
Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas : neuf jours donnaient à lui environ trente francs, dix-huit à Catherine, neuf à Jeanlin. Quant au père Bonnemort, il n’avait que trois journées.
N’importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux camarades, ça faisait sûrement davantage.
– Et n’oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt francs d’amendes pour boisages défectueux.
Le haveur eut un geste désespéré. Vingt francs d’amendes, quatre journées de chômage ! Alors, le compte y était. Dire qu’il avait rapporté jusqu’à des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le père Bonnemort travaillait et que Zacharie n’était pas encore en ménage !
– À la fin le prenez-vous ? cria le caissier impatienté. Vous voyez bien qu’un autre attend...
Si vous n’en voulez pas, dites-le.
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Comme Maheu se décidait à ramasser l’argent de sa grosse main tremblante, l’employé le retint.
– Attendez, j’ai là votre nom. Toussaint Maheu, n’est-ce pas ?... Monsieur le secrétaire général désire vous parler. Entrez, il est seul.
Étourdi, l’ouvrier se trouva dans un cabinet, meublé de vieil acajou, tendu de reps vert déteint.
Et il écouta pendant cinq minutes le secrétaire général, un grand monsieur blême, qui lui parlait par-dessus les papiers de son bureau, sans se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles l’empêchait d’entendre. Il comprit vaguement qu’il était question de son père, dont la retraite allait être mise à l’étude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante ans d’âge et quarante années de service. Puis, il lui sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure. C’était une réprimande, on l’accusait de s’occuper de politique, une allusion fut faite à son logeur et à la caisse de prévoyance ; enfin, on lui conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui était un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer que des mots 348
sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts fébriles, et se retira, en bégayant :
– Certainement, monsieur le secrétaire...
J’assure à monsieur le secrétaire...
Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui l’attendait, il éclata.
– Je suis un jean-foutre, j’aurais dû répondre !... Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore ! Oui, c’est contre toi qu’il en a, il m’a dit que le coron était empoisonné... Et quoi faire ? nom de Dieu ! plier l’échine, dire merci. Il a raison, c’est le plus sage.
Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de crainte. Étienne songeait d’un air sombre. De nouveau, ils traversèrent les groupes qui barraient la rue. L’exaspération croissait, une exaspération de peuple calme, un murmure grondant d’orage, sans violence de gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde. Quelques têtes sachant compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagnés par la Compagnie sur les bois circulaient, exaltaient les crânes les plus durs.
Mais c’était surtout l’enragement de cette paie 349
désastreuse, la révolte de la faim, contre le chômage et les amendes. Déjà on ne mangeait plus, qu’allait-on devenir, si l’on baissait encore les salaires ? Dans les estaminets, on se fâchait tout haut, la colère séchait tellement les gosiers, que le peu d’argent touché restait sur les comptoirs.