"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » Français Books » "Germinal" de Émile Zola

Add to favorite "Germinal" de Émile Zola

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

Du coup, Étienne s’animait. Comment ! la réflexion serait défendue à l’ouvrier ! Eh !

justement, les choses changeraient bientôt, parce que l’ouvrier réfléchissait à cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la mine comme une brute, comme une machine à extraire la houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouchés aux événements du dehors. Aussi les riches qui gouvernent avaient-ils beau jeu de s’entendre, de le vendre et de l’acheter, pour lui manger la chair : il ne s’en doutait même pas.

Mais, à présent, le mineur s’éveillait au fond, germait dans la terre ainsi qu’une vraie graine ; et l’on verrait un matin ce qu’il pousserait au beau milieu des champs : oui, il pousserait des hommes, une armée d’hommes qui rétabliraient la justice. Est-ce que tous les citoyens n’étaient pas égaux depuis la Révolution ? Puisqu’on votait ensemble, est-ce que l’ouvrier devait rester 320

l’esclave du patron qui le payait ? Les grandes Compagnies, avec leurs machines, écrasaient tout, et l’on n’avait même plus contre elles les garanties de l’ancien temps, lorsque des gens du même métier, réunis en corps, savaient se défendre. C’était pour ça, nom de Dieu ! et pour d’autres choses, que tout péterait un jour, grâce à l’instruction. On n’avait qu’à voir dans le coron même : les grands-pères n’auraient pu signer leur nom, les pères le signaient déjà, et quant aux fils, ils lisaient et écrivaient comme des professeurs.

Ah ! ça poussait, ça poussait petit à petit, une rude moisson d’hommes, qui mûrissait au soleil !

Du moment qu’on n’était plus collé chacun à sa place pour l’existence entière, et qu’on pouvait avoir l’ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc n’aurait-on pas joué des poings, en tâchant d’être le plus fort ?

Maheu, ébranlé, restait cependant plein de défiance.

– Dès qu’on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Le vieux a raison, ce sera toujours le mineur qui aura la peine, sans l’espoir d’un gigot 321

de temps à autre, en récompense.

Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d’un songe.

– Encore si ce que les curés racontent était vrai, si les pauvres gens de ce monde étaient riches dans l’autre !

Un éclat de rire l’interrompait, les enfants eux-mêmes haussaient les épaules, tous devenus incrédules au vent du dehors, gardant la peur secrète des revenants de la fosse, mais s’égayant du ciel vide.

– Ah ! ouiche, les curés ! s’écriait Maheu.

S’ils croyaient ça, ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se réserver là-haut une bonne place... Non, quand on est mort, on est mort.

La Maheude poussait de grands soupirs.

– Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Puis, les mains tombées sur les genoux, d’un air d’accablement immense :

– Alors, c’est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres.

322

Tous se regardaient. Le père Bonnemort crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe éteinte, l’oubliait à sa bouche. Alzire écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas Étienne de ses grands yeux clairs, lorsqu’il se récriait, disant sa foi, ouvrant l’avenir enchanté de son rêve social.

Autour d’eux, le coron se couchait, on n’entendait plus que les pleurs perdus d’un enfant ou la querelle d’un ivrogne attardé. Dans la salle, le coucou battait lentement, une fraîcheur d’humidité montait des dalles sablées, malgré l’étouffement de l’air.

– En voilà encore des idées ! disait le jeune homme. Est-ce que vous avez besoin d’un bon Dieu et de son paradis pour être heureux ? Est-ce que vous ne pouvez pas vous faire à vous-mêmes le bonheur sur la terre ?

D’une voix ardente, il parlait sans fin. C’était, brusquement, l’horizon fermé qui éclatait, une trouée de lumière s’ouvrait dans la vie sombre de ces pauvres gens. L’éternel recommencement de 323

la misère, le travail de brute, ce destin de bétail qui donne sa laine et qu’on égorge, tout le malheur disparaissait, comme balayé par un grand coup de soleil ; et, sous un éblouissement de féerie, la justice descendait du ciel. Puisque le bon Dieu était mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant régner l’égalité et la fraternité. Une société nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d’une splendeur de mirage, où chaque citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri était tombé en poudre, une humanité jeune, purgée de ses crimes, ne formait plus qu’un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise : à chacun suivant son mérite, et à chaque mérite suivant ses œuvres. Et, continuellement, ce rêve s’élargissait, s’embellissait, d’autant plus séducteur, qu’il montait plus haut dans l’impossible.

D’abord, la Maheude refusait d’entendre, prise d’une sourde épouvante. Non, non, c’était trop beau, on ne devait pas s’embarquer dans ces idées, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l’on aurait tout massacré alors, pour 324

être heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu, troublé, conquis, elle s’inquiétait, elle criait, en interrompant Étienne :

– N’écoute pas, mon homme ! Tu vois bien qu’il nous fait des contes... Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler comme nous ?

Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle finissait par sourire, l’imagination éveillée, entrant dans ce monde merveilleux de l’espoir. Il était si doux d’oublier pendant une heure la réalité triste ! Lorsqu’on vit comme des bêtes, le nez à terre, il faut bien un coin de mensonge, où l’on s’amuse à se régaler des choses qu’on ne possédera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait d’accord avec le jeune homme, c’était l’idée de la justice.

– Ça, vous avez raison ! criait-elle. Moi, quand une affaire est juste, je me ferais hacher... Et, vrai ! ce serait juste, de jouir à notre tour.

Maheu, alors, osait s’enflammer.

– Tonnerre de Dieu ! je ne suis pas riche, mais 325

je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d’avoir vu tout ça... Quel chambardement !

Hein ? sera-ce bientôt, et comment s’y prendra-t-on ?

Étienne recommençait à parler. La vieille société craquait, ça ne pouvait durer au-delà de quelques mois, affirmait-il carrément. Sur les moyens d’exécution, il se montrait plus vague, mêlant ses lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans des explications où il se perdait lui-même. Tous les systèmes y passaient, adoucis d’une certitude de triomphe facile, d’un baiser universel qui terminerait le malentendu des classes ; sans tenir compte pourtant des mauvaises têtes, parmi les patrons et les bourgeois, qu’on serait peut-être forcé de mettre à la raison. Et les Maheu avaient l’air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils à ces chrétiens des premiers temps de l’Église, qui attendaient la venue d’une société parfaite, sur le fumier du monde antique. La petite Alzire accrochait des mots, s’imaginait le bonheur sous l’image d’une 326

maison très chaude, où les enfants jouaient et mangeaient tant qu’ils voulaient. Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main, restait les yeux fixés sur Étienne, et quand il se taisait, elle avait un léger frisson, toute pâle, comme prise de froid.

Mais la Maheude regardait le coucou.

– Neuf heures passées, est-il permis ! Jamais on ne se lèvera demain.

Et les Maheu quittaient la table, le cœur mal à l’aise, désespérés. Il leur semblait qu’ils venaient d’être riches, et qu’ils retombaient d’un coup dans leur crotte. Le père Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces histoires-là ne rendaient pas la soupe meilleure ; tandis que les autres montaient à la file, en s’apercevant de l’humidité des murs et de l’étouffement empesté de l’air. En haut, dans le sommeil lourd du coron, Étienne, lorsque Catherine s’était mise au lit la dernière et avait soufflé la chandelle, l’entendait se retourner fiévreusement, avant de s’endormir.

Souvent, à ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui s’exaltait aux idées de 327

partage, Pierron que la prudence faisait aller se coucher, dès qu’on s’attaquait à la Compagnie.

Are sens

Copyright 2023-2059 MsgBrains.Com