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Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer monsieur Grégoire. Cécile ne lui déplaisait pas, et il voulait bien l’épouser, pour être agréable à sa tante ; mais il n’y apportait aucune fièvre amoureuse, en garçon d’expérience qui ne s’emballait plus, comme il disait. Lui, se prétendait républicain, ce qui ne l’empêchait pas de conduire ses ouvriers avec une rigueur extrême, et de les plaisanter finement, en compagnie des dames.

– Je n’ai pas non plus l’optimisme de mon oncle, reprit-il. Je crains de graves désordres...

Ainsi, monsieur Grégoire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller.

Justement, sans quitter le sourire qui éclairait son bon visage, monsieur Grégoire renchérissait sur sa femme en sentiments paternels à l’égard 401

des mineurs.

– Me piller ! s’écria-t-il, stupéfait. Et pourquoi me piller ?

– N’êtes-vous pas un actionnaire de Montsou ?

Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. Enfin, vous êtes l’infâme capital, et cela suffit... Soyez certain que, si la révolution triomphait, elle vous forcerait à restituer votre fortune, comme de l’argent volé.

Du coup, il perdit la tranquillité d’enfant, la sérénité d’inconscience où il vivait. Il bégaya :

– De l’argent volé, ma fortune ! Est-ce que mon bisaïeul n’avait pas gagné, et durement, la somme placée autrefois ? Est-ce que nous n’avons pas couru tous les risques de l’entreprise ? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd’hui ?

Madame Hennebeau, alarmée en voyant la mère et la fille blanches de peur, elles aussi, se hâta d’intervenir, en disant :

– Paul plaisante, cher Monsieur.

Mais monsieur Grégoire était hors de lui.

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Comme le domestique passait un buisson d’écrevisses, il en prit trois, sans savoir ce qu’il faisait, et se mit à briser les pattes avec les dents.

– Ah ! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. Par exemple, on m’a conté que des ministres ont reçu des deniers de Montsou, en pot-de-vin, pour services rendus à la Compagnie.

C’est comme ce grand seigneur que je ne nommerai pas, un duc, le plus fort de nos actionnaires, dont la vie est un scandale de prodigalité, millions jetés à la rue en femmes, en bombances, en luxe inutile... Mais nous, mais nous qui vivons sans fracas, comme de braves gens que nous sommes ! nous qui ne spéculons pas, qui nous contentons de vivre sainement avec ce que nous avons, en faisant la part des pauvres !... Allons donc ! il faudrait que nos ouvriers fussent de fameux brigands pour voler chez nous une épingle.

Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de sa colère. Les écrevisses passaient toujours, on entendait les petits craquements des carapaces, pendant que la conversation tombait sur la 403

politique. Malgré tout, frémissant encore, monsieur Grégoire se disait libéral ; et il regrettait Louis-Philippe. Quant à Deneulin, il était pour un gouvernement fort, il déclarait que l’empereur glissait sur la pente des concessions dangereuses.

– Rappelez-vous 89, dit-il. C’est la noblesse qui a rendu la Révolution possible par sa complicité, par son goût des nouveautés philosophiques... Eh bien, la bourgeoisie joue aujourd’hui le même jeu imbécile, avec sa fureur de libéralisme, sa rage de destruction, ses flatteries au peuple... Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu’il nous dévore. Et il nous dévorera, soyez tranquilles !

Les dames le firent taire et voulurent changer d’entretien, en lui demandant des nouvelles de ses filles. Lucie était à Marchiennes, où elle chantait avec une amie ; Jeanne peignait la tête d’un vieux mendiant. Mais il disait ces choses d’un air distrait, il ne quittait pas du regard le directeur, absorbé dans la lecture de ses dépêches, oublieux de ses invités. Derrière ces minces feuilles, il sentait Paris, les ordres des 404

régisseurs, qui décideraient de la grève. Aussi ne put-il s’empêcher de céder encore à sa préoccupation.

– Enfin, qu’allez-vous faire ? demanda-t-il brusquement.

Monsieur Hennebeau tressaillit, puis s’en tira par une phrase vague.

– Nous allons voir.

– Sans doute, vous avez les reins solides, vous pouvez attendre, se mit à penser tout haut Deneulin. Mais moi, j’y resterai, si la grève gagne Vandame. J’ai eu beau réinstaller Jean-Bart à neuf, je ne puis m’en tirer, avec cette fosse unique, que par une production incessante... Ah !

je ne me vois pas à la noce, je vous assure !

Cette confession involontaire parut frapper monsieur Hennebeau. Il écoutait, et un plan germait en lui : dans le cas où la grève tournerait mal, pourquoi ne pas l’utiliser, laisser les choses se gâter jusqu’à la ruine du voisin, puis lui racheter sa concession à bas prix ? C’était le moyen le plus sûr de regagner les bonnes grâces 405

des régisseurs, qui, depuis des années, rêvaient de posséder Vandame.

– Si Jean-Bart vous gêne tant que ça, dit-il en riant, pourquoi ne nous le cédez-vous pas ?

Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes. Il cria :

– Jamais de la vie !

On s’égaya de sa violence, on oublia enfin la grève, au moment où le dessert paraissait. Une charlotte de pommes meringuée fut comblée d’éloges. Ensuite, les dames discutèrent une recette, au sujet de l’ananas, qu’on déclara également exquis. Les fruits, du raisin et des poires, achevèrent cet heureux abandon des fins de déjeuner copieux. Tous causaient à la fois, attendris, pendant que le domestique versait un vin du Rhin, pour remplacer le champagne, jugé commun.

Et le mariage de Paul et de Cécile fit certainement un pas sérieux, dans cette sympathie du dessert. Sa tante lui avait jeté des regards si pressants, que le jeune homme se montrait 406

aimable, reconquérant de son air câlin les Grégoire atterrés par ses histoires de pillage. Un instant, monsieur Hennebeau, devant l’entente si étroite de sa femme et de son neveu, sentit se réveiller l’abominable soupçon, comme s’il avait surpris un attouchement, dans les coups d’œil échangés. Mais, de nouveau, l’idée de ce mariage, fait là, devant lui, le rassura.

Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d’effarement.

– Monsieur, monsieur, les voici !

C’étaient les délégués. Des portes battirent, on entendit passer un souffle d’effroi, au travers des pièces voisines.

– Faites-les entrer dans le salon, dit monsieur Hennebeau.

Autour de la table, les convives s’étaient regardés, avec un vacillement d’inquiétude. Un silence régna. Puis, ils voulurent reprendre leurs plaisanteries : on feignit de mettre le reste du sucre dans sa poche, on parla de cacher les couverts. Mais le directeur restait grave, et les 407

rires tombèrent, les voix devinrent des chuchotements, pendant que les pas lourds des délégués, qu’on introduisait, écrasaient à côté le tapis du salon.

Madame Hennebeau dit à son mari, en baissant la voix :

– J’espère que vous allez boire votre café.

– Sans doute, répondit-il. Qu’ils attendent !

Il était nerveux, il prêtait l’oreille aux bruits, l’air uniquement occupé de sa tasse.

Paul et Cécile venaient de se lever, et il lui avait fait risquer un œil à la serrure. Ils étouffaient des rires, ils parlaient très bas.

– Les voyez-vous ?

– Oui... J’en vois un gros, avec deux autres petits, derrière.

– Hein ? ils ont des figures abominables.

– Mais non, ils sont très gentils.

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