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– Puisque la Compagnie prétend qu’elle nous laisse libres, répétait-il, que craignons-nous ?

Nous n’avons que ses pensions, et elle les distribue à son gré, du moment où elle ne nous fait aucune retenue. Eh bien ! il serait prudent de créer, à côté de son bon plaisir, une association 291

mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins, dans les cas de besoins immédiats.

Et il précisait des détails, discutait l’organisation, promettait de prendre toute la peine.

– Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres... Tâche de décider les autres.

Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour vider les chopes. Mais Maheu refusa d’en boire une seconde : on verrait plus tard, la journée n’était pas finie. Il venait de songer à Pierron. Où pouvait-il être, Pierron ? sans doute à l’estaminet Lenfant. Et il décida Étienne et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment où une nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l’Avantage.

En chemin, sur le pavé, il fallut entrer au débit Casimir, puis à l’estaminet du Progrès. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes : pas moyen de dire non. Chaque fois, c’était une chope, deux s’ils faisaient la politesse de rendre.

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Ils restaient là dix minutes, ils échangeaient quatre paroles, et ils recommençaient plus loin, très raisonnables, connaissant la bière, dont ils pouvaient s’emplir, sans autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et à mesure, claire, comme de l’eau de roche. À l’estaminet Lenfant, ils tombèrent droit sur Pierron qui achevait sa deuxième chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une troisième. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils étaient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas à l’estaminet Tison. La salle était vide, ils demandèrent une chope pour l’attendre un moment. Ensuite, ils songèrent à l’estaminet Saint-Éloi, y acceptèrent une tournée du porion Richomme, vaguèrent dès lors de débit en débit, sans prétexte, histoire uniquement de se promener.

– Faut aller au Volcan ! dit tout d’un coup Levaque, qui s’allumait.

Les autres se mirent à rire, hésitants, puis accompagnèrent le camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse. Dans la salle 293

étroite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dressée au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, défilaient, avec des gestes et un décolletage de monstres ; et les consommateurs donnaient dix sous, lorsqu’ils en voulaient une, derrière les planches de l’estrade.

Il y avait surtout des herscheurs, des moulineurs, jusqu’à des galibots de quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de genièvre que de bière. Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont les ménages tombaient à l’ordure.

Dès que leur société fut assise autour d’une petite table, Étienne s’empara de Levaque, pour lui expliquer son idée d’une caisse de prévoyance. Il avait la propagande obstinée des nouveaux convertis, qui se créent une mission.

– Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous accumulés, on aurait, en quatre ou cinq ans, un magot ; et, quand on a de l’argent, on est fort, n’est-ce pas ? dans n’importe quelle occasion...

Hein ! qu’en dis-tu ?

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– Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d’un air distrait. On en causera.

Une blonde énorme l’excitait ; et il s’entêta à rester, lorsque Maheu et Pierron, après avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre une seconde romance.

Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. Elle était toujours là, à le regarder de ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire :

« Veux-tu ? » Le jeune homme plaisanta, haussa les épaules. Alors, elle eut un geste de colère et se perdit dans la foule.

– Où est donc Chaval ? demanda Pierron.

– C’est vrai, dit Maheu. Il est pour sûr chez Piquette... Allons chez Piquette.

Mais, comme ils arrivaient tous trois à l’estaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la porte, les arrêta. Zacharie menaçait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique ; tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait.

– Tiens ! le voilà, Chaval, reprit 295

tranquillement Maheu. Il est avec Catherine.

Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient à travers la ducasse.

C’était, le long de la route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses et peinturlurées, dévalant en lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil à une traînée de fourmis, perdues dans la nudité rase de la plaine.

L’éternelle boue noire avait séché, une poussière noire montait, volait ainsi qu’une nuée d’orage.

Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu’au pavé, où stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes pour les garçons ; sans compter les douceurs, des dragées et des biscuits. Devant l’église, on tirait de l’arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, à côté de la Régie, dans un enclos de planches, on se ruait à un combat de coqs, deux grands coqs rouges, armés d’éperons de fer, dont la gorge ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et 296

il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s’empiffrait sans un cri, une muette indigestion de bière et de pommes de terre frites s’élargissait, dans la grosse chaleur, que les poêles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore.

Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs à Catherine. À chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui étaient venus à la fête, et qui, réfléchis, la traversaient côte à côte, de leurs jambes lourdes.

Mais une autre rencontre les indigna, ils aperçurent Jeanlin en train d’exciter Bébert et Lydie à voler les bouteilles de genièvre d’un débit de hasard, installé au bord d’un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. Ces satanés enfants finiraient au bagne.

Alors, en arrivant devant le débit de la Tête-Coupée, Chaval eut l’idée d’y faire entrer son amoureuse, pour assister à un concours de pinsons, affiché sur la porte depuis huit jours.

Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s’étaient rendus à l’appel, chacun avec une 297

douzaine de cages ; et les petites cages obscures, où les pinsons aveuglés restaient immobiles, se trouvaient déjà accrochées à une palissade, dans la cour du cabaret. Il s’agissait de compter celui qui, pendant une heure, répéterait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait près de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveillé lui-même. Et les pinsons étaient partis, les « chichouïeux » au chant plus gras, les « batisecouics » d’une sonorité aiguë, tout d’abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s’excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emportés enfin d’une telle rage d’émulation, qu’on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup ; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionnés, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons répétant tous la même cadence, à contretemps. Ce fut un « batisecouic » qui gagna le premier prix, une cafetière en fer battu.

Catherine et Chaval étaient là, lorsque 298

Zacharie et Philomène entrèrent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se fâcha, en surprenant un cloutier, venu par curiosité avec les camarades, qui pinçait les cuisses de sa sœur ; et elle, très rouge, le faisait taire, tremblante à l’idée d’une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s’il ne voulait pas qu’on la pinçât. Elle avait bien senti l’homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l’affaire sembla finie. Et, à peine étaient-ils entrés chez Piquette boire une chope, voilà que le cloutier avait reparu, se fichant d’eux, leur soufflant sous le nez, d’un air de provocation. Zacharie, outré dans ses bons sentiments de famille, s’était rué sur l’insolent.

– C’est ma sœur, cochon !... Attends, nom de Dieu ! je vais te la faire respecter !

On se précipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, très calme, répétait :

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