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Quelqu’un, en passant, avertit Pierron que sa fille Lydie dormait à la porte, en travers du trottoir. Elle avait bu sa part de la bouteille volée, elle était saoule, et il dut l’emporter à son cou, pendant que Jeanlin et Bébert, plus solides, le suivaient de loin, trouvant ça très farce. Ce fut le signal du départ, des familles sortirent du Bon-Joyeux, les Maheu et les Levaque se décidèrent à retourner au coron. À ce moment, le père Bonnemort et le vieux Mouque quittaient aussi Montsou, du même pas de somnambules, entêtés dans le silence de leurs souvenirs. Et l’on rentra tous ensemble, on traversa une dernière fois la ducasse, les poêles de friture qui se figeaient, les estaminets d’où les dernières chopes coulaient en ruisseaux, jusqu’au milieu de la route. L’orage 309

menaçait toujours, des rires montèrent, dès qu’on eut quitté les maisons éclairées, pour se perdre dans la campagne noire. Un souffle ardent sortait des blés mûrs, il dut se faire beaucoup d’enfants, cette nuit-là. On arriva débandé au coron. Ni les Levaque ni les Maheu ne soupèrent avec appétit, et ceux-ci dormaient en achevant leur bouilli du matin.

Étienne avait emmené Chaval boire encore chez Rasseneur.

– J’en suis ! dit Chaval, quand le camarade lui eut expliqué l’affaire de la caisse de prévoyance.

Tape là-dedans, tu es un bon !

Un commencement d’ivresse faisait flamber les yeux d’Étienne. Il cria :

– Oui, soyons d’accord... Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais tout, la boisson et les filles. Il n’y a qu’une chose qui me chauffe le cœur, c’est l’idée que nous allons balayer les bourgeois.

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III

Vers le milieu d’août, Étienne s’installa chez les Maheu, lorsque Zacharie marié put obtenir de la Compagnie, pour Philomène et ses deux enfants, une maison libre du coron ; et, dans les premiers temps, le jeune homme éprouva une gêne en face de Catherine.

C’était une intimité de chaque minute, il remplaçait partout le frère aîné, partageait le lit de Jeanlin, devant le lit de la grande sœur. Au coucher, au lever, il devait se déshabiller, se rhabiller près d’elle, la voyait elle-même ôter et remettre ses vêtements. Quand le dernier jupon tombait, elle apparaissait d’une blancheur pâle, de cette neige transparente des blondes anémiques ; et il éprouvait une continuelle émotion, à la trouver si blanche, les mains et le visage déjà gâtés, comme trempée dans du lait, de ses talons à son col, où la ligne du hâle tranchait 311

nettement en un collier d’ambre. Il affectait de se détourner ; mais il la connaissait peu à peu : les pieds d’abord que ses yeux baissés rencontraient ; puis, un genou entrevu, lorsqu’elle se glissait sous la couverture ; puis, la gorge aux petits seins rigides, dès qu’elle se penchait le matin sur la terrine. Elle, sans le regarder, se hâtait pourtant, était en dix secondes dévêtue et allongée près d’Alzire, d’un mouvement si souple de couleuvre, qu’il retirait à peine ses souliers, quand elle disparaissait, tournant le dos, ne montrant plus que son lourd chignon.

Jamais, du reste, elle n’eut à se fâcher. Si une sorte d’obsession le faisait, malgré lui, guetter de l’œil l’instant où elle se couchait, il évitait les plaisanteries, les jeux de main dangereux. Les parents étaient là, et il gardait en outre pour elle un sentiment fait d’amitié et de rancune, qui l’empêchait de la traiter en fille qu’on désire, au milieu des abandons de leur vie devenue commune, à la toilette, aux repas, pendant le travail, sans que rien d’eux ne leur restât secret, pas même les besoins intimes. Toute la pudeur de la famille s’était réfugiée dans le lavage 312

quotidien, auquel la jeune fille maintenant procédait seule dans la pièce du haut, tandis que les hommes se baignaient en bas, l’un après l’autre.

Et, au bout du premier mois, Étienne et Catherine semblaient déjà ne plus se voir, quand, le soir, avant d’éteindre la chandelle, ils voyageaient déshabillés par la chambre. Elle avait cessé de se hâter, elle reprenait son habitude ancienne de nouer ses cheveux au bord de son lit, les bras en l’air, remontant sa chemise jusqu’à ses cuisses ; et lui, sans pantalon, l’aidait parfois, cherchait les épingles qu’elle perdait. L’habitude tuait la honte d’être nu, ils trouvaient naturel d’être ainsi, car ils ne faisaient point de mal et ce n’était pas leur faute, s’il n’y avait qu’une chambre pour tant de monde. Des troubles cependant leur revenaient, tout d’un coup, aux moments où ils ne songeaient à rien de coupable.

Après ne plus avoir vu la pâleur de son corps pendant des soirées, il la revoyait brusquement toute blanche, de cette blancheur qui le secouait d’un frisson, qui l’obligeait à se détourner, par crainte de céder à l’envie de la prendre. Elle, 313

d’autres soirs, sans raison apparente, tombait dans un émoi pudique, fuyait, se coulait entre les draps, comme si elle avait senti les mains de ce garçon la saisir. Puis, la chandelle éteinte, ils comprenaient qu’ils ne s’endormaient pas, qu’ils songeaient l’un à l’autre, malgré leur fatigue.

Cela les laissait inquiets et boudeurs tout le lendemain, car ils préféraient les soirs de tranquillité, où ils se mettaient à l’aise, en camarades.

Étienne ne se plaignait guère que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. Alzire respirait d’un léger souffle, on retrouvait le matin Lénore et Henri aux bras l’un de l’autre, tels qu’on les avait couchés. Dans la maison noire, il n’y avait d’autre bruit que les ronflements de Maheu et de la Maheude, roulant à intervalles réguliers, comme des soufflets de forge. En somme, Étienne se trouvait mieux que chez Rasseneur, le lit n’était pas mauvais, et l’on changeait les draps une fois par mois. Il mangeait aussi de meilleure soupe, il souffrait seulement de la rareté de la viande. Mais tous en étaient là, il ne pouvait exiger, pour quarante-cinq francs de pension, 314

d’avoir un lapin à chaque repas. Ces quarante-cinq francs aidaient la famille, on finissait par joindre les deux bouts, en laissant toujours de petites dettes en arrière ; et les Maheu se montraient reconnaissants envers leur logeur, son linge était lavé, raccommodé, ses boutons recousus, ses affaires mises en ordre ; enfin, il sentait autour de lui la propreté et les bons soins d’une femme.

Ce fut l’époque où Étienne entendit les idées qui bourdonnaient dans son crâne. Jusque-là, il n’avait eu que la révolte de l’instinct, au milieu de la sourde fermentation des camarades. Toutes sortes de questions confuses se posaient à lui : pourquoi la misère des uns ? pourquoi la richesse des autres ? pourquoi ceux-ci sous le talon de ceux-là, sans l’espoir de jamais prendre leur place ? Et sa première étape fut de comprendre son ignorance. Une honte secrète, un chagrin caché le rongèrent dès lors : il ne savait rien, il n’osait causer de ces choses qui le passionnaient, l’égalité de tous les hommes, l’équité qui voulait un partage entre eux des biens de la terre. Aussi se prit-il pour l’étude du goût sans méthode des 315

ignorants affolés de science. Maintenant, il était en correspondance régulière avec Pluchart, plus instruit, très lancé dans le mouvement socialiste.

Il se fit envoyer des livres, dont la lecture mal digérée acheva de l’exalter : un livre de médecine surtout, l’ Hygiène du mineur, où un docteur belge avait résumé les maux dont se meurt le peuple des houillères ; sans compter des traités d’économie politique d’une aridité technique incompréhensible, des brochures anarchistes qui le bouleversaient, d’anciens numéros de journaux qu’il gardait ensuite comme des arguments irréfutables, dans des discussions possibles.

Souvarine, du reste, lui prêtait aussi des volumes, et l’ouvrage sur les Sociétés coopératives l’avait fait rêver pendant un mois d’une association universelle d’échange, abolissant l’argent, basant sur le travail la vie sociale entière. La honte de son ignorance s’en allait, il lui venait un orgueil, depuis qu’il se sentait penser.

Durant ces premiers mois, Étienne en resta au ravissement des néophytes, le cœur débordant d’indignations généreuses contre les oppresseurs, se jetant à l’espérance du prochain triomphe des 316

opprimés. Il n’en était point encore à se fabriquer un système, dans la vague de ses lectures. Les revendications pratiques de Rasseneur se mêlaient en lui aux violences destructives de Souvarine ; et, quand il sortait du cabaret de l’Avantage, où il continuait presque chaque jour à déblatérer avec eux contre la Compagnie, il marchait dans un rêve, il assistait à la régénération radicale des peuples, sans que cela dût coûter une vitre cassée ni une goutte de sang.

D’ailleurs, les moyens d’exécution demeuraient obscurs, il préférait croire que les choses iraient très bien, car sa tête se perdait, dès qu’il voulait formuler un programme de reconstruction. Il se montrait même plein de modération et d’inconséquence, il répétait parfois qu’il fallait bannir la politique de la question sociale, une phrase qu’il avait lue et qui lui semblait bonne à dire, dans le milieu de houilleurs flegmatiques où il vivait.

Maintenant, chaque soir, chez les Maheu, on s’attardait une demi-heure, avant de monter se coucher. Toujours Étienne reprenait la même causerie. Depuis que sa nature s’affirmait, il se 317

trouvait blessé davantage par les promiscuités du coron. Est-ce qu’on était des bêtes, pour être ainsi parqués, les uns contre les autres, au milieu des champs, si entassés qu’on ne pouvait changer de chemise sans montrer son derrière aux voisins !

Et comme c’était bon pour la santé, et comme les filles et les garçons s’y pourrissaient forcément ensemble !

– Dame ! répondait Maheu, si l’on avait plus d’argent, on aurait plus d’aise... Tout de même, c’est bien vrai que ça ne vaut rien pour personne, de vivre les uns sur les autres. Ça finit toujours par des hommes saouls et par des filles pleines.

Et la famille partait de là, chacun disait son mot, pendant que le pétrole de la lampe viciait l’air de la salle, déjà empuantie d’oignon frit.

Non, sûrement, la vie n’était pas drôle. On travaillait en vraies brutes à un travail qui était la punition des galériens autrefois, on y laissait la peau plus souvent qu’à son tour, tout ça pour ne pas même avoir de la viande sur sa table, le soir.

Sans doute on avait sa pâtée quand même, on mangeait, mais si peu, juste de quoi souffrir sans 318

crever, écrasé de dettes, poursuivi comme si l’on volait son pain. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. Les seuls plaisirs, c’était de se saouler ou de faire un enfant à sa femme ; encore la bière vous engraissait trop le ventre, et l’enfant, plus tard, se foutait de vous. Non, non, ça n’avait rien de drôle.

Alors, la Maheude s’en mêlait.

– L’embêtant, voyez-vous, c’est lorsqu’on se dit que ça ne peut pas changer... Quand on est jeune, on s’imagine que le bonheur viendra, on espère des choses ; et puis, la misère recommence toujours, on reste enfermé là-dedans... Moi, je ne veux du mal à personne, mais il y a des fois où cette injustice me révolte.

Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon fermé. Seul, le père Bonnemort, s’il était là, ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de la sorte : on naissait dans le charbon, on tapait à la veine, sans en demander davantage ; tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l’ambition aux charbonniers.

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– Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope... Les chefs, c’est souvent de la canaille ; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai ? Inutile de se casser la tête à réfléchir là-dessus.

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