fait. Puis, ainsi que les autres, il sentait que ce garçon avait une instruction supérieure à la sienne : il le voyait lire, écrire, dessiner des bouts de plan, il l’entendait causer de choses dont, lui, ignorait jusqu’à l’existence. Cela ne l’étonnait pas, les bouilleurs sont de rudes hommes qui ont la tête plus dure que les machineurs ; mais il était surpris du courage de ce petit-là, de la façon gaillarde dont il avait mordu au charbon, pour ne pas crever de faim. C’était le premier ouvrier de rencontre qui s’acclimatait si promptement.
Aussi, lorsque l’abattage pressait et qu’il ne voulait pas déranger un haveur, chargeait-il le jeune homme du boisage, certain de la propreté et de la solidité du travail. Les chefs le tracassaient toujours sur cette maudite question des bois, il craignait à chaque heure de voir apparaître l’ingénieur Négrel, suivi de Dansaert, criant, discutant, faisant tout recommencer ; et il avait remarqué que le boisage de son herscheur satisfaisait ces messieurs davantage, malgré leurs airs de n’être jamais contents et de répéter que la Compagnie, un jour ou l’autre, prendrait une mesure radicale. Les choses traînaient, un sourd 262
mécontentement fermentait dans la fosse, Maheu lui-même, si calme, finissait par fermer les poings.
Il y avait eu d’abord une rivalité entre Zacharie et Étienne. Un soir, ils s’étaient menacés d’une paire de gifles. Mais le premier, brave garçon et se moquant de ce qui n’était pas son plaisir, tout de suite apaisé par l’offre amicale d’une chope, avait dû s’incliner bientôt devant la supériorité du nouveau venu. Levaque, lui aussi, faisait bon visage maintenant, causait politique avec le herscheur, qui avait, disait-il, ses idées.
Et, parmi les hommes du marchandage, celui-ci ne sentait plus une hostilité sourde que chez le grand Chaval, non pas qu’ils parussent se bouder, car ils étaient devenus camarades au contraire ; seulement, leurs regards se mangeaient, quand ils plaisantaient ensemble. Catherine, entre eux, avait repris son train de fille lasse et résignée, pliant le dos, poussant sa berline, gentille toujours pour son compagnon de roulage qui l’aidait à son tour, soumise d’autre part aux volontés de son amant dont elle subissait ouvertement les caresses. C’était une situation 263
acceptée, un ménage reconnu sur lequel la famille elle-même fermait les yeux, à ce point que Chaval emmenait chaque soir la herscheuse derrière le terri, puis la ramenait jusqu’à la porte de ses parents, où il l’embrassait une dernière fois, devant tout le coron. Étienne, qui croyait en avoir pris son parti, la taquinait souvent avec ces promenades, lâchant pour rire des mots crus, comme on en lâche entre garçons et filles, au fond des tailles ; et elle répondait sur le même ton, disait par crânerie ce que son galant lui avait fait, troublée cependant et pâlissante, lorsque les yeux du jeune homme rencontraient les siens.
Tous les deux détournaient la tête, restaient parfois une heure sans se parler, avec l’air de se haïr pour des choses enterrées en eux, et sur lesquelles ils ne s’expliquaient point.
Le printemps était venu. Étienne, un jour, au sortir du puits, avait reçu à la face cette bouffée tiède d’avril, une bonne odeur de terre jeune, de verdure tendre, de grand air pur ; et, maintenant, à chaque sortie, le printemps sentait meilleur et le chauffait davantage, après ses dix heures de travail dans l’éternel hiver du fond, au milieu de 264
ces ténèbres humides que jamais ne dissipait aucun été. Les jours s’allongeaient encore, il avait fini, en mai, par descendre au soleil levant, lorsque le ciel vermeil éclairait le Voreux d’une poussière d’aurore, où la vapeur blanche des échappements montait toute rose. On ne grelottait plus, une haleine tiède soufflait des lointains de la plaine, pendant que les alouettes, très haut, chantaient. Puis, à trois heures, il avait l’éblouissement du soleil devenu brûlant, incendiant l’horizon, rougissant les briques sous la crasse du charbon. En juin, les blés étaient grands déjà, d’un vert bleu qui tranchait sur le vert noir des betteraves. C’était une mer sans fin, ondulante au moindre vent, qu’il voyait s’étaler et croître de jour en jour, surpris parfois comme s’il la trouvait le soir plus enflée de verdure que le matin. Les peupliers du canal s’empanachaient de feuilles. Des herbes envahissaient le terri, des fleurs couvraient les prés, toute une vie germait, jaillissait de cette terre, pendant qu’il geignait sous elle, là-bas, de misère et de fatigue.
Maintenant, lorsque Étienne se promenait, le soir, ce n’était plus derrière le terri qu’il 265
effarouchait des amoureux. Il suivait leurs sillages dans les blés, il devinait leurs nids d’oiseaux paillards, aux remous des épis jaunissants et des grands coquelicots rouges.
Zacharie et Philomène y retournaient par une habitude de vieux ménage ; la mère Brûlé, toujours aux trousses de Lydie, la dénichait à chaque instant avec Jeanlin, terrés si profondément ensemble, qu’il fallait mettre le pied sur eux pour les décider à s’envoler ; et, quant à la Mouquette, elle gîtait partout, on ne pouvait traverser un champ, sans voir sa tête plonger, tandis que ses pieds seuls surnageaient, dans des culbutes à pleine échine. Mais tous ceux-là étaient bien libres, le jeune homme ne trouvait ça coupable que les soirs où il rencontrait Catherine et Chaval. Deux fois, il les vit, à son approche, s’abattre au milieu d’une pièce, dont les tiges immobiles restèrent mortes ensuite. Une autre fois, comme il suivait un étroit chemin, les yeux clairs de Catherine lui apparurent au ras des blés, puis se noyèrent. Alors, la plaine immense lui semblait trop petite, il préférait passer la soirée chez Rasseneur, à l’Avantage.
266
– Madame Rasseneur, donnez-moi une chope... Non, je ne sortirai pas ce soir, j’ai les jambes cassées.
Et il se tournait vers un camarade, qui se tenait d’habitude assis à la table du fond, la tête contre le mur.
– Souvarine, tu n’en prends pas une ?
– Merci, rien du tout.
Étienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant là, côte à côte. C’était un machineur du Voreux, qui occupait en haut la chambre meublée, voisine de la sienne. Il devait avoir une trentaine d’années, mince, blond, avec une figure fine, encadrée de grands cheveux et d’une barbe légère. Ses dents blanches et pointues, sa bouche et son nez minces, le rose de son teint lui donnaient un air de fille, un air de douceur entêtée, que le reflet gris de ses yeux d’acier ensauvageait par éclairs. Dans sa chambre d’ouvrier pauvre, il n’avait qu’une caisse de papiers et de livres. Il était russe, ne parlait jamais de lui, laissait courir des légendes sur son compte. Les houilleurs, très défiants devant les 267
étrangers, le flairant d’une autre classe à ses mains petites de bourgeois, avaient d’abord imaginé une aventure, un assassinat dont il fuyait le châtiment. Puis, il s’était montré si fraternel pour eux, sans fierté, distribuant à la marmaille du coron tous les sous de ses poches, qu’ils l’acceptaient à cette heure, rassurés par le mot de réfugié politique qui circulait, mot vague où ils voyaient une excuse, même au crime, et comme une camaraderie de souffrance.
Les premières semaines, Étienne l’avait trouvé d’une réserve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard. Souvarine était le dernier-né d’une famille noble du gouvernement de Toula. À Saint-Pétersbourg, où il faisait sa médecine, la passion socialiste qui emportait alors toute la jeunesse russe l’avait décidé à apprendre un métier manuel, celui de mécanicien, pour se mêler au peuple, pour le connaître et l’aider en frère. Et c’était de ce métier qu’il vivait maintenant, après s’être enfui à la suite d’un attentat manqué contre la vie de l’empereur : pendant un mois, il avait vécu dans la cave d’un fruitier, creusant une mine au travers de la rue, 268
chargeant des bombes, sous la continuelle menace de sauter avec la maison. Renié par sa famille, sans argent, mis comme étranger à l’index des ateliers français qui voyaient en lui un espion, il mourait de faim, lorsque la Compagnie de Montsou l’avait enfin embauché, dans une heure de presse. Depuis un an, il y travaillait en bon ouvrier, sobre, silencieux, faisant une semaine le service de jour et une semaine le service de nuit, si exact, que les chefs le citaient en exemple.
– Tu n’as donc jamais soif ? lui demandait Étienne en riant.
Et il répondait de sa voix douce, presque sans accent :
– J’ai soif quand je mange.
Son compagnon le plaisantait aussi sur les filles, jurait l’avoir vu avec une herscheuse dans les blés, du côté des Bas-de-Soie. Alors, il haussait les épaules, plein d’une indifférence tranquille. Une herscheuse, pour quoi faire ? La femme était pour lui un garçon, un camarade, quand elle avait la fraternité et le courage d’un 269
homme. Autrement, à quoi bon se mettre au cœur une lâcheté possible ? Ni femme, ni ami, il ne voulait aucun lien, il était libre de son sang et du sang des autres.
Chaque soir, vers neuf heures, lorsque le cabaret se vidait, Étienne restait ainsi à causer avec Souvarine. Lui buvait sa bière à petits coups, le machineur fumait de continuelles cigarettes, dont le tabac avait, à la longue, roussi ses doigts minces. Ses yeux vagues de mystique suivaient la fumée au travers d’un rêve ; sa main gauche, pour s’occuper, tâtonnante et nerveuse, cherchait dans le vide ; et il finissait, d’habitude, par installer sur ses genoux un lapin familier, une grosse mère toujours pleine, qui vivait lâchée en liberté, dans la maison. Cette lapine, qu’il avait lui-même appelée Pologne, s’était mise à l’adorer, venait flairer son pantalon, se dressait, le grattait de ses pattes, jusqu’à ce qu’il l’eût prise comme un enfant. Puis, tassée contre lui, ses oreilles rabattues, elle fermait les yeux ; tandis que, sans se lasser, d’un geste de caresse inconscient, il passait la main sur la soie grise de son poil, l’air calmé par cette douceur tiède et 270
vivante.
– Vous savez, dit un soir Étienne, j’ai reçu une lettre de Pluchart.
Il n’y avait plus là que Rasseneur. Le dernier client était parti, rentrant au coron qui se couchait.
– Ah ! s’écria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. Où en est-il, Pluchart ?
Étienne, depuis deux mois, entretenait une correspondance suivie avec le mécanicien de Lille, auquel il avait eu l’idée d’apprendre son embauchement à Montsou, et qui maintenant l’endoctrinait, frappé de la propagande qu’il pouvait faire au milieu des mineurs.
– Il en est, que l’association en question marche très bien. On adhère de tous les côtés, paraît-il.
– Qu’est-ce que tu en dis, toi, de leur société ?
demanda Rasseneur à Souvarine.
Celui-ci, qui grattait tendrement la tête de Pologne, souffla un jet de fumée, en murmurant de son air tranquille :
271
– Encore des bêtises !
Mais Étienne s’enflammait. Toute une prédisposition de révolte le jetait à la lutte du travail contre le capital, dans les illusions premières de son ignorance. C’était de l’Association internationale des travailleurs qu’il s’agissait, de cette fameuse Internationale qui venait de se créer à Londres. N’y avait-il pas là un effort superbe, une campagne où la justice allait enfin triompher ? Plus de frontières, les travailleurs du monde entier se levant, s’unissant, pour assurer à l’ouvrier le pain qu’il gagne. Et quelle organisation simple et grande : en bas, la section, qui représente la commune ; puis, la fédération, qui groupe les sections d’une même province ; puis, la nation, et au-dessus, enfin, l’humanité, incarnée dans un Conseil général, où chaque nation était représentée par un secrétaire correspondant. Avant six mois, on aurait conquis la terre, on dicterait des lois aux patrons, s’ils faisaient les méchants.
– Des bêtises ! répéta Souvarine. Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les 272