Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. Il arrivait à Réquillart, et là, autour de la vieille fosse en ruine, toutes les filles de Montsou rôdaient avec leurs amoureux. C’était le rendez-vous commun, le coin écarté et désert, où les herscheuses venaient faire leur premier enfant, quand elles n’osaient se risquer sur le carin. Les 240
palissades rompues ouvraient à chacun l’ancien carreau, changé en un terrain vague, obstrué par les débris de deux hangars qui s’étaient écroulés, et par les carcasses des grands chevalets restés debout. Des berlines hors d’usage traînaient, d’anciens bois à moitié pourris entassaient des meules ; tandis qu’une végétation drue reconquérait ce coin de terre, s’étalait en herbe épaisse, jaillissait en jeunes arbres déjà forts.
Aussi chaque fille s’y trouvait-elle chez elle, il y avait des trous perdus pour toutes, les galants les culbutaient sur les poutres, derrière les bois, dans les berlines. On se logeait quand même, coudes à coudes, sans s’occuper des voisins. Et il semblait que ce fût, autour de la machine éteinte, près de ce puits las de dégorger de la houille, une revanche de la création, le libre amour qui, sous le coup de fouet de l’instinct, plantait des enfants dans les ventres de ces filles, à peine femmes.
Pourtant, un gardien habitait là, le vieux Mouque, auquel la Compagnie abandonnait, presque sous le beffroi détruit, deux pièces, que la chute attendue des dernières charpentes menaçait d’un continuel écrasement. Il avait 241
même dû étayer une partie du plafond ; et il y vivait très bien, en famille, lui et Mouquet dans une chambre, la Mouquette dans l’autre. Comme les fenêtres n’avaient plus une seule vitre, il s’était décidé à les boucher en clouant des planches : on ne voyait pas clair, mais il faisait chaud. Du reste, ce gardien ne gardait rien, allait soigner ses chevaux au Voreux, ne s’occupait jamais des ruines de Réquillart, dont on conservait seulement le puits pour servir de cheminée à un foyer, qui aérait la fosse voisine.
Et c’était ainsi que le père Mouque achevait de vieillir, au milieu des amours. Dès dix ans, la Mouquette avait fait la culbute dans tous les coins des décombres, non en galopine effarouchée et encore verte comme Lydie, mais en fille déjà grasse, bonne pour des garçons barbus. Le père n’avait rien à dire, car elle se montrait respectueuse, jamais elle n’introduisait un galant chez lui. Puis, il était habitué à ces accidents-là.
Quand il se rendait au Voreux ou qu’il en revenait, chaque fois qu’il sortait de son trou, il ne pouvait risquer un pied, sans le mettre sur un couple, dans l’herbe ; et c’était pis, s’il voulait 242
ramasser du bois pour sa soupe, ou chercher des glaiterons pour son lapin, à l’autre bout du clos : alors, il voyait se lever, un à un, les nez gourmands de toutes les filles de Montsou, tandis qu’il devait se méfier de ne pas buter contre les jambes, tendues au ras des sentiers. D’ailleurs, peu à peu, ces rencontres-là n’avaient plus dérangé personne, ni lui qui veillait simplement à ne pas tomber, ni les filles qu’il laissait achever leur affaire, s’éloignant à petits pas discrets, en brave homme paisible devant les choses de la nature. Seulement, de même qu’elles le connaissaient à cette heure, lui avait également fini par les connaître, ainsi que l’on connaît les pies polissonnes qui se débauchent dans les poiriers des jardins. Ah ! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait ! Parfois, il hochait le menton avec des regrets silencieux, en se détournant des gaillardes bruyantes, soufflant trop haut, au fond des ténèbres. Une seule chose lui causait de l’humeur : deux amoureux avaient pris la mauvaise habitude de s’embrasser contre le mur de sa chambre. Ce n’était pas que ça l’empêchât de dormir, mais ils 243
poussaient si fort, qu’à la longue ils dégradaient le mur.
Chaque soir, le vieux Mouque recevait la visite de son ami, le père Bonnemort, qui, régulièrement, avant son dîner, faisait la même promenade. Les deux anciens ne se parlaient guère, échangeaient à peine dix paroles, pendant la demi-heure qu’ils passaient ensemble. Mais cela les égayait, d’être ainsi, de songer à de vieilles choses, qu’ils remâchaient en commun, sans avoir besoin d’en causer. À Réquillart, ils s’asseyaient sur une poutre, côte à côte, lâchaient un mot, puis partaient pour leurs rêvasseries, le nez vers la terre. Sans doute, ils redevenaient jeunes. Autour d’eux, des galants troussaient leurs amoureuses, des baisers et des rires chuchotaient, une odeur chaude de filles montait, dans la fraîcheur des herbes écrasées. C’était déjà derrière la fosse, quarante-trois ans plus tôt, que le père Bonnemort avait pris sa femme, une herscheuse si chétive, qu’il la posait sur une berline, pour l’embrasser à l’aise. Ah ! il y avait beau temps ! Et les deux vieux, branlant la tête, se quittaient enfin, souvent même sans se dire 244
bonsoir.
Ce soir-là, toutefois, comme Étienne arrivait, le père Bonnemort, qui se levait de la poutre, pour retourner au coron, disait à Mouque :
– Bonne nuit, vieux !... Dis donc, tu as connu la Roussie ?
Mouque resta un instant muet, dodelina des épaules, puis, en rentrant dans sa maison :
– Bonne nuit, bonne nuit, vieux !
Étienne, à son tour, vint s’asseoir sur la poutre.
Sa tristesse augmentait, sans qu’il sût pourquoi.
Le vieil homme, dont il regardait disparaître le dos, lui rappelait son arrivée du matin, le flot de paroles que l’énervement du vent avait arrachées à ce silencieux. Que de misère ! et toutes ces filles, éreintées de fatigue, qui étaient encore assez bêtes, le soir, pour fabriquer des petits, de la chair à travail et à souffrance ! Jamais ça ne finirait, si elles s’emplissaient toujours de meurt-de-faim. Est-ce qu’elles n’auraient pas dû plutôt se boucher le ventre, serrer les cuisses, ainsi qu’à l’approche du malheur ? Peut-être ne remuait-il 245
confusément ces idées moroses que dans l’ennui d’être seul, lorsque les autres, à cette heure, s’en allaient deux à deux prendre du plaisir. Le temps mou l’étouffait un peu, des gouttes de pluie, rares encore, tombaient sur ses mains fiévreuses. Oui, toutes y passaient, c’était plus fort que la raison.
Justement, comme Étienne restait assis, immobile dans l’ombre, un couple qui descendait de Montsou le frôla sans le voir, en s’engageant dans le terrain vague de Réquillart. La fille, une pucelle bien sûr, se débattait, résistait, avec des supplications basses, chuchotées ; tandis que le garçon, muet, la poussait quand même vers les ténèbres d’un coin de hangar, demeuré debout, sous lequel d’anciens cordages moisis s’entassaient. C’était Catherine et le grand Chaval. Mais Étienne ne les avait pas reconnus au passage, et il les suivait des yeux, il guettait la fin de l’histoire, pris d’une sensualité, qui changeait le cours de ses réflexions. Pourquoi serait-il intervenu ? lorsque les filles disent non, c’est qu’elles aiment à être bourrées d’abord.
En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, 246
Catherine était allée à Montsou par le pavé.
Depuis l’âge de dix ans, depuis qu’elle gagnait sa vie à la fosse, elle courait ainsi le pays toute seule, dans la complète liberté des familles de houilleurs ; et, si aucun homme ne l’avait eue, à quinze ans, c’était grâce à l’éveil tardif de sa puberté, dont elle attendait encore la crise. Quand elle fut devant les Chantiers de la Compagnie, elle traversa la rue et entra chez une blanchisseuse, où elle était certaine de trouver la Mouquette ; car celle-ci vivait là, avec des femmes qui se payaient des tournées de café, du matin au soir. Mais elle eut un chagrin, la Mouquette, précisément, avait régalé à son tour, si bien qu’elle ne put lui prêter les dix sous promis. Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de café tout chaud. Elle ne voulut même pas que sa camarade empruntât à une autre femme. Une pensée d’économie lui était venue, une sorte de crainte superstitieuse, la certitude que, si elle l’achetait maintenant, ce ruban lui porterait malheur.
Elle se hâta de reprendre le chemin du coron, et elle était aux dernières maisons de Montsou, 247
lorsqu’un homme, sur la porte de l’estaminet Piquette, l’appela.
– Eh ! Catherine, où cours-tu si vite ?
C’était le grand Chaval. Elle fut contrariée, non qu’il lui déplût, mais parce qu’elle n’était pas en train de rire.
– Entre donc boire quelque chose... Un petit verre de doux, veux-tu ?
Gentiment, elle refusa : la nuit allait tomber, on l’attendait chez elle. Lui, s’était avancé, la suppliait à voix basse, au milieu de la rue. Son idée, depuis longtemps, était de la décider à monter dans la chambre qu’il occupait au premier étage de l’estaminet Piquette, une belle chambre qui avait un grand lit, pour un ménage. Il lui faisait donc peur, qu’elle refusait toujours. Elle, bonne fille, riait, disait qu’elle monterait la semaine où les enfants ne poussent pas. Puis, d’une chose à une autre, elle en arriva, sans savoir comment, à parler du ruban bleu qu’elle n’avait pu acheter.
– Mais je vais t’en payer un, moi ! cria-t-il.
248
Elle rougit, sentant qu’elle ferait bien de refuser encore, travaillée au fond du gros désir d’avoir son ruban. L’idée d’un emprunt lui revint, elle finit par accepter, à la condition qu’elle lui rendrait ce qu’il dépenserait pour elle. Cela les fit plaisanter de nouveau : il fut convenu que, si elle ne couchait pas avec lui, elle lui rendrait l’argent.
Mais il y eut une autre difficulté, quand il parla d’aller chez Maigrat.
– Non, pas chez Maigrat, maman me l’a défendu.
– Laisse donc, est-ce qu’on a besoin de dire où l’on va !... C’est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou.
Lorsque Maigrat vit entrer dans sa boutique le grand Chaval et Catherine, comme deux galants qui achètent leur cadeau de noces, il devint très rouge, il montra ses pièces de ruban bleu avec la rage d’un homme dont on se moque. Puis, les jeunes gens servis, il se planta sur la porte pour les regarder s’éloigner dans le crépuscule ; et, comme sa femme venait d’une voix timide lui demander un renseignement, il tomba sur elle, 249
l’injuria, cria qu’il ferait se repentir un jour le sale monde qui manquait de reconnaissance, lorsque tous auraient dû être par terre, à lui lécher les pieds.
Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. Il marchait près d’elle, le bras ballants ; seulement, il la poussait de la hanche, il la conduisait, sans en avoir l’air. Elle s’aperçut tout d’un coup qu’il lui avait fait quitter le pavé et qu’ils s’engageaient ensemble dans l’étroit chemin de Réquillart. Mais elle n’eut pas le temps de se fâcher : déjà, il la tenait à la taille, il l’étourdissait d’une caresse de mots continue.
Était-elle bête, d’avoir peur ! est-ce qu’il voulait du mal à un petit mignon comme elle, aussi douce que de la soie, si tendre qu’il l’aurait mangée ? Et il lui soufflait derrière l’oreille, dans le cou, il lui faisait passer un frisson sur toute la peau du corps. Elle, étouffée, ne trouvait rien à répondre. C’était vrai, qu’il semblait l’aimer. Le samedi soir, après avoir éteint la chandelle, elle s’était justement demandé ce qu’il arriverait, s’il la prenait ainsi ; puis, en s’endormant, elle avait rêvé qu’elle ne disait plus non, toute lâche de 250
plaisir. Pourquoi donc, à la même idée, aujourd’hui, éprouvait-elle une répugnance et comme un regret ? Pendant qu’il lui chatouillait la nuque avec ses moustaches, si doucement, qu’elle en fermait les yeux, l’ombre d’un autre homme, du garçon entrevu le matin, passait dans le noir de ses paupières closes.