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– Encore si ce que les curés racontent était vrai, si les pauvres gens de ce monde étaient riches dans l’autre !

Un éclat de rire l’interrompait, les enfants eux-mêmes haussaient les épaules, tous devenus incrédules au vent du dehors, gardant la peur secrète des revenants de la fosse, mais s’égayant du ciel vide.

– Ah ! ouiche, les curés ! s’écriait Maheu.

S’ils croyaient ça, ils mangeraient moins et ils travailleraient davantage, pour se réserver là-haut une bonne place... Non, quand on est mort, on est mort.

La Maheude poussait de grands soupirs.

– Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Puis, les mains tombées sur les genoux, d’un air d’accablement immense :

– Alors, c’est bien vrai, nous sommes foutus, nous autres.

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Tous se regardaient. Le père Bonnemort crachait dans son mouchoir, tandis que Maheu, sa pipe éteinte, l’oubliait à sa bouche. Alzire écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au bord de la table. Mais Catherine surtout, le menton dans la main, ne quittait pas Étienne de ses grands yeux clairs, lorsqu’il se récriait, disant sa foi, ouvrant l’avenir enchanté de son rêve social.

Autour d’eux, le coron se couchait, on n’entendait plus que les pleurs perdus d’un enfant ou la querelle d’un ivrogne attardé. Dans la salle, le coucou battait lentement, une fraîcheur d’humidité montait des dalles sablées, malgré l’étouffement de l’air.

– En voilà encore des idées ! disait le jeune homme. Est-ce que vous avez besoin d’un bon Dieu et de son paradis pour être heureux ? Est-ce que vous ne pouvez pas vous faire à vous-mêmes le bonheur sur la terre ?

D’une voix ardente, il parlait sans fin. C’était, brusquement, l’horizon fermé qui éclatait, une trouée de lumière s’ouvrait dans la vie sombre de ces pauvres gens. L’éternel recommencement de 323

la misère, le travail de brute, ce destin de bétail qui donne sa laine et qu’on égorge, tout le malheur disparaissait, comme balayé par un grand coup de soleil ; et, sous un éblouissement de féerie, la justice descendait du ciel. Puisque le bon Dieu était mort, la justice allait assurer le bonheur des hommes, en faisant régner l’égalité et la fraternité. Une société nouvelle poussait en un jour, ainsi que dans les songes, une ville immense, d’une splendeur de mirage, où chaque citoyen vivait de sa tâche et prenait sa part des joies communes. Le vieux monde pourri était tombé en poudre, une humanité jeune, purgée de ses crimes, ne formait plus qu’un seul peuple de travailleurs, qui avait pour devise : à chacun suivant son mérite, et à chaque mérite suivant ses œuvres. Et, continuellement, ce rêve s’élargissait, s’embellissait, d’autant plus séducteur, qu’il montait plus haut dans l’impossible.

D’abord, la Maheude refusait d’entendre, prise d’une sourde épouvante. Non, non, c’était trop beau, on ne devait pas s’embarquer dans ces idées, car elles rendaient la vie abominable ensuite, et l’on aurait tout massacré alors, pour 324

être heureux. Quand elle voyait luire les yeux de Maheu, troublé, conquis, elle s’inquiétait, elle criait, en interrompant Étienne :

– N’écoute pas, mon homme ! Tu vois bien qu’il nous fait des contes... Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler comme nous ?

Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle. Elle finissait par sourire, l’imagination éveillée, entrant dans ce monde merveilleux de l’espoir. Il était si doux d’oublier pendant une heure la réalité triste ! Lorsqu’on vit comme des bêtes, le nez à terre, il faut bien un coin de mensonge, où l’on s’amuse à se régaler des choses qu’on ne possédera jamais. Et ce qui la passionnait, ce qui la mettait d’accord avec le jeune homme, c’était l’idée de la justice.

– Ça, vous avez raison ! criait-elle. Moi, quand une affaire est juste, je me ferais hacher... Et, vrai ! ce serait juste, de jouir à notre tour.

Maheu, alors, osait s’enflammer.

– Tonnerre de Dieu ! je ne suis pas riche, mais 325

je donnerais bien cent sous pour ne pas mourir avant d’avoir vu tout ça... Quel chambardement !

Hein ? sera-ce bientôt, et comment s’y prendra-t-on ?

Étienne recommençait à parler. La vieille société craquait, ça ne pouvait durer au-delà de quelques mois, affirmait-il carrément. Sur les moyens d’exécution, il se montrait plus vague, mêlant ses lectures, ne craignant pas, devant des ignorants, de se lancer dans des explications où il se perdait lui-même. Tous les systèmes y passaient, adoucis d’une certitude de triomphe facile, d’un baiser universel qui terminerait le malentendu des classes ; sans tenir compte pourtant des mauvaises têtes, parmi les patrons et les bourgeois, qu’on serait peut-être forcé de mettre à la raison. Et les Maheu avaient l’air de comprendre, approuvaient, acceptaient les solutions miraculeuses, avec la foi aveugle des nouveaux croyants, pareils à ces chrétiens des premiers temps de l’Église, qui attendaient la venue d’une société parfaite, sur le fumier du monde antique. La petite Alzire accrochait des mots, s’imaginait le bonheur sous l’image d’une 326

maison très chaude, où les enfants jouaient et mangeaient tant qu’ils voulaient. Catherine, sans bouger, le menton toujours dans la main, restait les yeux fixés sur Étienne, et quand il se taisait, elle avait un léger frisson, toute pâle, comme prise de froid.

Mais la Maheude regardait le coucou.

– Neuf heures passées, est-il permis ! Jamais on ne se lèvera demain.

Et les Maheu quittaient la table, le cœur mal à l’aise, désespérés. Il leur semblait qu’ils venaient d’être riches, et qu’ils retombaient d’un coup dans leur crotte. Le père Bonnemort, qui partait pour la fosse, grognait que ces histoires-là ne rendaient pas la soupe meilleure ; tandis que les autres montaient à la file, en s’apercevant de l’humidité des murs et de l’étouffement empesté de l’air. En haut, dans le sommeil lourd du coron, Étienne, lorsque Catherine s’était mise au lit la dernière et avait soufflé la chandelle, l’entendait se retourner fiévreusement, avant de s’endormir.

Souvent, à ces causeries, des voisins se pressaient, Levaque qui s’exaltait aux idées de 327

partage, Pierron que la prudence faisait aller se coucher, dès qu’on s’attaquait à la Compagnie.

De loin en loin, Zacharie entrait un instant ; mais la politique l’assommait, il préférait descendre à l’Avantage, pour boire une chope. Quant à Chaval, il renchérissait, voulait du sang. Presque tous les soirs, il passait une heure chez les Maheu ; et, dans cette assiduité, il y avait une jalousie inavouée, la peur qu’on ne lui volât Catherine. Cette fille, dont il se lassait déjà, lui était devenue chère, depuis qu’un homme couchait près d’elle et pouvait la prendre, la nuit.

L’influence d’Étienne s’élargissait, il révolutionnait peu à peu le coron. C’était une propagande sourde, d’autant plus sûre, qu’il grandissait dans l’estime de tous. La Maheude, malgré sa défiance de ménagère prudente, le traitait avec considération, en jeune homme qui la payait exactement, qui ne buvait ni ne jouait, le nez toujours dans un livre ; et elle lui faisait, chez les voisines, une réputation de garçon instruit, dont celles-ci abusaient, en le priant d’écrire leurs lettres. Il était une sorte d’homme d’affaires, chargé des correspondances, consulté par les 328

ménages sur les cas délicats. Aussi, dès le mois de septembre, avait-il créé enfin sa fameuse caisse de prévoyance, très précaire encore, ne comptant que les habitants du coron ; mais il espérait bien obtenir l’adhésion des charbonniers de toutes les fosses, surtout si la Compagnie, restée passive, ne le gênait pas davantage. On venait de le nommer secrétaire de l’association, et il touchait même de petits appointements, pour ses écritures. Cela le rendait presque riche. Si un mineur marié n’arrive pas à joindre les deux bouts, un garçon sobre, n’ayant aucune charge, peut réaliser des économies.

Dès lors, il s’opéra chez Étienne une transformation lente. Des instincts de coquetterie et de bien-être, endormis dans sa pauvreté, se révélèrent, lui firent acheter des vêtements de drap. Il se paya une paire de bottes fines, et du coup il passa chef, tout le coron se groupa autour de lui. Ce furent des satisfactions d’amour-propre délicieuses, il se grisa de ces premières jouissances de la popularité : être à la tête des autres, commander, lui si jeune et qui la veille encore était un manœuvre, l’emplissait d’orgueil, 329

agrandissait son rêve d’une révolution prochaine, où il jouerait un rôle. Son visage changea, il devint grave, il s’écouta parler ; tandis que son ambition naissante enfiévrait ses théories et le poussait aux idées de bataille.

Cependant, l’automne s’avançait, les froids d’octobre avaient rouillé les petits jardins du coron. Derrière les lilas maigres, les galibots ne culbutaient plus les herscheuses sur le carin ; et il ne restait que les légumes d’hiver, les choux perlés de gelée blanche, les poireaux et les salades de conserve. De nouveau, les averses battaient les tuiles rouges, coulaient dans les tonneaux, sous les gouttières, avec des bruits de torrent. Dans chaque maison, le feu ne refroidissait pas, chargé de houille, empoisonnant la salle close. C’était encore une saison de grande misère qui commençait.

En octobre, par une de ces premières nuits glaciales, Étienne, fiévreux d’avoir parlé, en bas, ne put s’endormir. Il avait regardé Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. Elle paraissait toute secouée, elle 330

aussi, tourmentée d’une de ces pudeurs qui la faisaient encore se hâter parfois, si maladroitement, qu’elle se découvrait davantage.

Dans l’obscurité, elle restait comme morte ; mais il entendait qu’elle ne dormait pas non plus ; et, il le sentait, elle songeait à lui, ainsi qu’il songeait à elle : jamais ce muet échange de leur être ne les avait emplis d’un tel trouble. Des minutes s’écoulèrent, ni lui ni elle ne remuait, leur souffle s’embarrassait seulement, malgré leur effort pour le retenir. À deux reprises, il fut sur le point de se lever et de la prendre. C’était imbécile, d’avoir un si gros désir l’un de l’autre, sans jamais se contenter. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie ? Les enfants dormaient, elle voulait bien tout de suite, il était certain qu’elle l’attendait en étouffant, qu’elle refermerait les bras sur lui, muette, les dents serrées. Près d’une heure se passa. Il n’alla pas la prendre, elle ne se retourna pas, de peur de l’appeler. Plus ils vivaient côte à côte, et plus une barrière s’élevait, des hontes, des répugnances, des délicatesses d’amitié, qu’ils n’auraient pu expliquer eux-mêmes.

331

IV

– Écoute, dit la Maheude à son homme, puisque tu vas à Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de café et un kilo de sucre.

Il recousait un de ses souliers, afin d’épargner le raccommodage.

– Bon ! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne.

– Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher... Un morceau de veau, hein ? il y a si longtemps qu’on n’en a pas vu.

Cette fois, il leva la tête.

– Tu crois donc que j’ai à toucher des mille et des cents... La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée d’arrêter constamment le travail.

Tous deux se turent. C’était après le déjeuner, un samedi de la fin d’octobre. La Compagnie, sous le prétexte du dérangement causé par la paie, avait encore, ce jour-là, suspendu 332

l’extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de panique devant la crise industrielle qui s’aggravait, ne voulant pas augmenter son stock déjà lourd, elle profitait des moindres prétextes pour forcer ses dix mille ouvriers au chômage.

– Tu sais qu’Étienne t’attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. Emmène-le, il sera plus malin que toi pour se débrouiller, si l’on ne vous comptait pas vos heures.

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