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il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s’empiffrait sans un cri, une muette indigestion de bière et de pommes de terre frites s’élargissait, dans la grosse chaleur, que les poêles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore.

Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs à Catherine. À chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui étaient venus à la fête, et qui, réfléchis, la traversaient côte à côte, de leurs jambes lourdes.

Mais une autre rencontre les indigna, ils aperçurent Jeanlin en train d’exciter Bébert et Lydie à voler les bouteilles de genièvre d’un débit de hasard, installé au bord d’un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. Ces satanés enfants finiraient au bagne.

Alors, en arrivant devant le débit de la Tête-Coupée, Chaval eut l’idée d’y faire entrer son amoureuse, pour assister à un concours de pinsons, affiché sur la porte depuis huit jours.

Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s’étaient rendus à l’appel, chacun avec une 297

douzaine de cages ; et les petites cages obscures, où les pinsons aveuglés restaient immobiles, se trouvaient déjà accrochées à une palissade, dans la cour du cabaret. Il s’agissait de compter celui qui, pendant une heure, répéterait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait près de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveillé lui-même. Et les pinsons étaient partis, les « chichouïeux » au chant plus gras, les « batisecouics » d’une sonorité aiguë, tout d’abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s’excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emportés enfin d’une telle rage d’émulation, qu’on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup ; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionnés, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons répétant tous la même cadence, à contretemps. Ce fut un « batisecouic » qui gagna le premier prix, une cafetière en fer battu.

Catherine et Chaval étaient là, lorsque 298

Zacharie et Philomène entrèrent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se fâcha, en surprenant un cloutier, venu par curiosité avec les camarades, qui pinçait les cuisses de sa sœur ; et elle, très rouge, le faisait taire, tremblante à l’idée d’une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s’il ne voulait pas qu’on la pinçât. Elle avait bien senti l’homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l’affaire sembla finie. Et, à peine étaient-ils entrés chez Piquette boire une chope, voilà que le cloutier avait reparu, se fichant d’eux, leur soufflant sous le nez, d’un air de provocation. Zacharie, outré dans ses bons sentiments de famille, s’était rué sur l’insolent.

– C’est ma sœur, cochon !... Attends, nom de Dieu ! je vais te la faire respecter !

On se précipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, très calme, répétait :

– Laisse donc, ça me regarde... Je te dis que je me fous de lui !

Maheu arrivait avec sa société, et il calma 299

Catherine et Philomène, déjà en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu.

Pour achever de noyer ça, Chaval, qui était chez lui à l’estaminet Piquette, offrit des chopes.

Étienne dut trinquer avec Catherine, tous burent ensemble, le père, la fille et son galant, le fils et sa maîtresse, en disant poliment : « À la santé de la compagnie ! » Pierron ensuite s’obstina à payer sa tournée. Et l’on était très d’accord, lorsque Zacharie fut repris d’une rage, à la vue de son camarade Mouquet. Il l’appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier.

– Faut que je le crève !... Tiens ! Chaval, garde Philomène avec Catherine. Je vais revenir.

Maheu, à son tour, offrait des chopes. Après tout, si le garçon voulait venger sa sœur, ce n’était pas d’un mauvais exemple. Mais, depuis qu’elle avait vu Mouquet, Philomène, tranquillisée, hochait la tête. Bien sûr que les deux bougres avaient filé au Volcan.

Les soirs de ducasse, on terminait la fête au bal du Bon-Joyeux. C’était la veuve Désir qui tenait ce bal, une forte mère de cinquante ans, 300

d’une rotondité de tonneau, mais d’une telle verdeur, qu’elle avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les six à la fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses enfants, attendrie à l’idée du fleuve de bière qu’elle leur versait depuis trente années ; et elle se vantait aussi que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s’être, à l’avance, dégourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se composait de deux salles : le cabaret, où se trouvaient le comptoir et des tables ; puis, communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste pièce planchéiée au milieu seulement, dallée de briques autour. Une décoration l’ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se croisaient d’un angle à l’autre du plafond, et que réunissait, au centre, une couronne des mêmes fleurs ; tandis que, le long des murs, saignaient des écussons dorés, portant des noms de saints, saint Éloi, patron des ouvriers du fer, saint Crépin, patron des cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations. Le plafond était si bas, que les trois musiciens, dans leur tribune, 301

grande comme une chaire à prêcher, s’écrasaient la tête. Pour éclairer, le soir, on accrochait quatre lampes à pétrole, aux quatre coins du bal.

Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait, au plein jour des fenêtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s’emplirent. Dehors, un vent d’orage s’était levé, soufflant de grandes poussières noires, qui aveuglaient le monde et grésillaient dans les poêles de friture. Maheu, Étienne et Pierron, entrés pour s’asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que Philomène, toute seule, les regardait. Ni Levaque ni Zacharie n’avaient reparu. Comme il n’y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, après chaque danse, se reposait à la table de son père. On appela Philomène, mais elle était mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d’une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s’éclaira, les faces rouges, les cheveux dépeignés, collés à la peau, les jupes volantes, balayant l’odeur forte des couples en 302

sueur. Maheu montra à Étienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d’un grand moulineur maigre : elle avait dû se consoler et prendre un homme.

Enfin, il était huit heures, lorsque la Maheude parut, ayant au sein Estelle et suivie de sa marmaille, Alzire, Henri et Lénore. Elle venait tout droit retrouver là son homme, sans craindre de se tromper. On souperait plus tard, personne n’avait faim, l’estomac noyé de café, épaissi de bière. D’autres femmes arrivaient, on chuchota en voyant, derrière la Maheude, entrer la Levaque, accompagnée de Bouteloup, qui amenait par la main Achille et Désirée, les petits de Philomène.

Et les deux voisines semblaient très d’accord, l’une se retournait, causait avec l’autre. En chemin, il y avait eu une grosse explication, la Maheude s’était résignée au mariage de Zacharie, désolée de perdre le gain de son aîné, mais vaincue par cette raison qu’elle ne pouvait le garder davantage sans injustice. Elle tâchait donc de faire bon visage, le cœur anxieux, en ménagère qui se demandait comment elle 303

joindrait les deux bouts, maintenant que commençait à partir le plus clair de sa bourse.

– Mets-toi là, voisine, dit-elle en montrant une table, près de celle où Maheu buvait avec Étienne et Pierron.

– Mon mari n’est pas avec vous ? demanda la Levaque.

Les camarades lui contèrent qu’il allait revenir. Tout le monde se tassait, Bouteloup, les mioches, si à l’étroit dans l’écrasement des buveurs, que les deux tables n’en formaient qu’une. On demanda des chopes. En apercevant sa mère et ses enfants, Philomène s’était décidée à s’approcher. Elle accepta une chaise, elle parut contente d’apprendre qu’on la mariait enfin ; puis, comme on cherchait Zacharie, elle répondit de sa voix molle :

– Je l’attends, il est par là.

Maheu avait échangé un regard avec sa femme. Elle consentait donc ? Il devint sérieux, fuma en silence. Lui aussi était pris de l’inquiétude du lendemain, devant l’ingratitude 304

de ces enfants qui se marieraient un à un, en laissant leurs parents dans la misère.

On dansait toujours, une fin de quadrille noyait le bal dans une poussière rousse ; les murs craquaient, un piston poussait des coups de sifflet aigus, pareil à une locomotive en détresse ; et, quand les danseurs s’arrêtèrent, ils fumaient comme des chevaux.

– Tu te souviens ? dit la Levaque en se penchant à l’oreille de la Maheude, toi qui parlais d’étrangler Catherine, si elle faisait la bêtise !

Chaval ramenait Catherine à la table de la famille, et tous deux, debout derrière le père, achevaient leur chope.

– Bah ! murmura la Maheude d’un air résigné, on dit ça... Mais ce qui me tranquillise, c’est qu’elle ne peut pas avoir d’enfant, ah ! ça, j’en suis bien sûre !... Vois-tu qu’elle accouche aussi, celle-là, et que je sois forcée de la marier !

Qu’est-ce que nous mangerions, alors ?

Maintenant, c’était une polka que sifflait le piston ; et, pendant que l’assourdissement 305

recommençait, Maheu communiqua tout bas à sa femme une idée. Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Étienne par exemple, qui cherchait une pension ? Ils auraient de la place, puisque Zacharie allait les quitter, et l’argent qu’ils perdraient de ce côté-là, ils le regagneraient en partie de l’autre. Le visage de la Maheude s’éclairait : sans doute, bonne idée, il fallait arranger ça. Elle semblait sauvée de la faim une fois encore, sa belle humeur revint si vive, qu’elle commanda une nouvelle tournée de chopes.

Étienne, cependant, tâchait d’endoctriner Pierron, auquel il expliquait son projet d’une caisse de prévoyance. Il lui avait fait promettre d’adhérer, lorsqu’il eut l’imprudence de découvrir son véritable but.

– Et, si nous nous mettons en grève, tu comprends l’utilité de cette caisse. Nous nous fichons de la Compagnie, nous trouvons là les premiers fonds pour lui résister... Hein ? c’est dit, tu en es ?

Pierron avait baissé les yeux, pâlissant. Il bégaya :

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– Je réfléchirai... Quand on se conduit bien, c’est la meilleure caisse de secours.

Alors, Maheu s’empara d’Étienne et lui proposa de le prendre comme logeur, carrément, en brave homme. Le jeune homme accepta de même, très désireux d’habiter le coron, dans l’idée de vivre davantage avec les camarades. On régla l’affaire en trois mots, la Maheude déclara qu’on attendrait le mariage des enfants.

Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque. Tous les trois rapportaient les odeurs du Volcan, une haleine de genièvre, une aigreur musquée de filles mal tenues. Ils étaient très ivres, l’air content d’eux-mêmes, se poussant du coude et ricanant. Lorsqu’il sut qu’on le mariait enfin, Zacharie se mit à rire si fort, qu’il en étranglait. Paisiblement, Philomène déclara qu’elle aimait mieux le voir rire que pleurer. Comme il n’y avait plus de chaise, Bouteloup s’était reculé pour céder la moitié de la sienne à Levaque. Et celui-ci, soudainement très attendri de voir qu’on était tous là, en famille, fit une fois de plus servir de la bière.

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– Nom de Dieu ! on ne s’amuse pas si souvent ! gueulait-il.

Jusqu’à dix heures, on resta. Des femmes arrivaient toujours, pour rejoindre et emmener leurs hommes ; des bandes d’enfants suivaient à la queue ; et les mères ne se gênaient plus, sortaient des mamelles longues et blondes comme des sacs d’avoine, barbouillaient de lait les poupons joufflus ; tandis que les petits qui marchaient déjà, gorgés de bière et à quatre pattes sous les tables, se soulageaient sans honte. C’était une mer montante de bière, les tonnes de la veuve Désir éventrées, la bière arrondissant les panses, coulant de partout, du nez, des yeux et d’ailleurs.

On gonflait si fort, dans le tas, que chacun avait une épaule ou un genou qui entrait chez le voisin, tous égayés, épanouis de se sentir ainsi les coudes. Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu’aux oreilles. Il faisait une chaleur de four, on cuisait, on se mettait à l’aise, la chair dehors, dorée dans l’épaisse fumée des pipes ; et le seul inconvénient était de se déranger, une fille se levait de temps à autre, allait au fond, près de la pompe, se troussait, puis 308

revenait. Sous les guirlandes de papier peint, les danseurs ne se voyaient plus, tellement ils suaient ; ce qui encourageait les galibots à culbuter les herscheuses, au hasard des coups de reins. Mais, lorsqu’une gaillarde tombait avec un homme par-dessus elle, le piston couvrait leur chute de sa sonnerie enragée, le branle des pieds les roulait, comme si le bal se fût éboulé sur eux.

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