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Les trois hommes, cette fois, furent du même 274

avis. Ils parlaient l’un après l’autre, d’une voix désolée, et les doléances commencèrent.

L’ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la révolution n’avait fait qu’aggraver ses misères, c’étaient les bourgeois qui s’engraissaient depuis 89, si goulûment, qu’ils ne lui laissaient même pas le fond des plats à torcher. Qu’on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l’extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-être, depuis cent ans ? On s’était fichu d’eux en les déclarant libres : oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guère. Ça ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux misérables qu’à leurs vieilles bottes. Non, d’une façon ou d’une autre, il fallait en finir, que ce fût gentiment, par des lois, par une entente de bonne amitié, ou que ce fût en sauvages, en brûlant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient sûrement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siècle ne pouvait s’achever sans qu’il y eût une autre révolution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la société du haut 275

en bas, et qui la rebâtirait avec plus de propreté et de justice.

– Il faut que ça pète, répéta énergiquement madame Rasseneur.

– Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que ça pète.

Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit à demi-voix, les yeux perdus, comme pour lui-même :

– Augmenter le salaire, est-ce qu’on peut ? Il est fixé par la loi d’airain à la plus petite somme indispensable, juste le nécessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants... S’il tombe trop bas, les ouvriers crèvent, et la demande de nouveaux hommes le fait remonter. S’il monte trop haut, l’offre trop grande le fait baisser... C’est l’équilibre des ventres vides, la condamnation perpétuelle au bagne de la faim.

Quand il s’oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste instruit, Étienne et Rasseneur 276

demeuraient inquiets, troublés par ses affirmations désolantes, auxquelles ils ne savaient que répondre.

– Entendez-vous ! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant, il faut tout détruire, ou la faim repoussera. Oui ! l’anarchie, plus rien, la terre lavée par le sang, purifiée par l’incendie !...

On verra ensuite.

– Monsieur a bien raison, déclara madame Rasseneur, qui, dans ses violences révolutionnaires, se montrait d’une grande politesse.

Étienne, désespéré de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage. Il se leva, en disant :

– Allons nous coucher. Tout ça ne m’empêchera pas de me lever à trois heures.

Déjà Souvarine, après avoir soufflé le bout de cigarette collé à ses lèvres, prenait délicatement la grosse lapine sous le ventre, pour la poser à terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se séparèrent en silence, les oreilles bourdonnantes, la tête comme enflée des questions graves qu’ils 277

remuaient.

Et, chaque soir, c’étaient des conversations semblables, dans la salle nue, autour de l’unique chope qu’Étienne mettait une heure à vider. Un fonds d’idées obscures, endormies en lui, s’agitait, s’élargissait. Dévoré surtout du besoin de savoir, il avait hésité longtemps à emprunter des livres à son voisin, qui malheureusement ne possédait guère que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il s’était fait prêter un livre français sur les Sociétés coopératives, encore des bêtises, disait Souvarine ; et il lisait aussi régulièrement un journal que ce dernier recevait, le Combat, feuille anarchiste publiée à Genève. D’ailleurs, malgré leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi fermé, avec son air de camper dans la vie, sans intérêts, ni sentiments, ni biens d’aucune sorte.

Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d’Étienne s’améliora. Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommençante de la mine, un accident s’était produit : les chantiers de la veine Guillaume venaient de tomber sur un 278

brouillage, toute une perturbation dans la couche, qui annonçait certainement l’approche d’une faille ; et, en effet, on avait bientôt rencontré cette faille, que les ingénieurs, malgré leur grande connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine disparue, glissée sans doute plus bas, de l’autre côté de la faille. Les vieux mineurs ouvraient déjà les narines, comme de bons chiens lancés à la chasse de la houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient rester les bras croisés, et des affiches annoncèrent que la Compagnie allait mettre aux enchères de nouveaux marchandages.

Maheu, un jour, à la sortie, accompagna Étienne et lui offrit d’entrer comme haveur dans son marchandage, à la place de Levaque passé à un autre chantier. L’affaire était déjà arrangée avec le maître-porion et l’ingénieur, qui se montraient très contents du jeune homme. Aussi Étienne n’eut-il qu’à accepter ce rapide avancement, heureux de l’estime croissante où Maheu le tenait.

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Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la fosse prendre connaissance des affiches. Les tailles mises aux enchères se trouvaient à la veine Filonnière, dans la galerie nord du Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur hochait la tête à la lecture que le jeune homme lui faisait des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent descendus et qu’il l’eut emmené visiter la veine, il lui fit remarquer l’éloignement de l’accrochage, la nature ébouleuse du terrain, le peu d’épaisseur et la dureté du charbon. Pourtant, si l’on voulait manger, il fallait travailler. Aussi, le dimanche suivant, allèrent-ils aux enchères, qui avaient lieu dans la baraque, et que l’ingénieur de la fosse, assisté du maître-porion, présidait, en l’absence de l’ingénieur divisionnaire. Cinq à six cents charbonniers se trouvaient là, en face de la petite estrade, plantée dans un coin ; et les adjudications marchaient d’un tel train, qu’on entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres criés, étouffés par d’autres chiffres.

Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous les concurrents baissaient, 280

inquiets des bruits de crise, pris de la panique du chômage. L’ingénieur Négrel ne se pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les enchères aux plus bas chiffres possibles, tandis que Dansaert, désireux de hâter encore les choses, mentait sur l’excellence des marchés. Il fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante mètres d’avancement, luttât contre un camarade, qui s’obstinait, lui aussi ; à tour de rôle, ils retiraient chacun un centime de la berline ; et, s’il demeura vainqueur, ce fut en abaissant tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derrière lui, se fâchait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec colère que jamais il ne s’en tirerait, à ce prix-là.

Quand ils sortirent, Étienne jurait. Et il éclata devant Chaval, qui revenait des blés en compagnie de Catherine, flânant, pendant que le beau-père s’occupait des affaires sérieuses.

– Nom de Dieu ! cria-t-il, en voilà un égorgement !... Alors, aujourd’hui, c’est l’ouvrier qu’on force à manger l’ouvrier !

Chaval s’emporta ; jamais il n’aurait baissé, 281

lui ! Et Zacharie, venu par curiosité, déclara que c’était dégoûtant. Mais Étienne les fit taire d’un geste de sourde violence.

– Ça finira, nous serons les maîtres, un jour !

Maheu, resté muet depuis les enchères, parut s’éveiller. Il répéta :

– Les maîtres... Ah ! foutu sort ! ce ne serait pas trop tôt !

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II

C’était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. Dès le samedi soir, les bonnes ménagères du coron avaient lavé leur salle à grande eau, un déluge, des seaux jetés à la volée sur les dalles et contre les murs ; et le sol n’était pas encore sec, malgré le sable blanc dont on le semait, tout un luxe coûteux pour ces bourses de pauvre. Cependant, la journée s’annonçait très chaude, un de ces lourds ciels, écrasants d’orage, qui étouffent en été les campagnes du Nord, plates et nues, à l’infini.

Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. Tandis que le père, à partir de cinq heures, s’enrageait au lit, s’habillait quand même, les enfants faisaient jusqu’à neuf heures la grasse matinée. Ce jour-là, Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la 283

matinée, sans trop savoir à quoi : il raccommoda le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince impérial qu’on avait donné aux petits. Cependant, les autres descendaient un à un, le père Bonnemort avait sorti une chaise pour s’asseoir au soleil, la mère et Alzire s’étaient mises tout de suite à la cuisine. Catherine parut, poussant devant elle Lénore et Henri qu’elle venait d’habiller ; et onze heures sonnaient, l’odeur du lapin qui bouillait avec des pommes de terre emplissait déjà la maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, bâillant encore.

Du reste, le coron était en l’air, allumé par la fête, dans le coup de feu du dîner, qu’on hâtait pour filer en bandes à Montsou. Des troupes d’enfants galopaient, des hommes en bras de chemise traînaient des savates, avec le déhanchement paresseux des jours de repos. Les fenêtres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient voir la file des salles, toutes débordantes, en gestes et en cris, du grouillement des familles. Et, d’un bout à l’autre des façades, ça sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui 284

combattait ce jour-là l’odeur invétérée de l’oignon frit.

Les Maheu dînèrent à midi sonnant. Ils ne menaient pas grand vacarme, au milieu des bavardages de porte à porte, des voisinages mêlant les femmes, dans un continuel remous d’appels, de réponses, d’objets prêtés, de mioches chassés ou ramenés d’une claque. D’ailleurs, ils étaient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de Philomène. Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaître. Cette brouille avait resserré les rapports avec la Pierronne. Seulement, la Pierronne, laissant à sa mère Pierron et Lydie, était partie de grand matin pour passer la journée chez une cousine, à Marchiennes ; et l’on plaisantait, car on la connaissait, la cousine : elle avait des moustaches, elle était maître-porion au Voreux. La Maheude déclara que ce n’était guère propre, de lâcher sa famille, un dimanche de ducasse.

Outre le lapin aux pommes de terre, qu’ils 285

engraissaient dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le bœuf. La paie de quinzaine était justement tombée la veille.

Ils ne se souvenaient pas d’un pareil régal. Même à la dernière Sainte-Barbe, cette fête des mineurs où ils ne font rien de trois jours, le lapin n’avait pas été si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de mâchoires, depuis la petite Estelle dont les dents commençaient à pousser, jusqu’au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes, travaillaient d’un tel cœur, que les os eux-mêmes disparaissaient. C’était bon, la viande ; mais ils la digéraient mal, ils en voyaient trop rarement.

Tout y passa, il ne resta qu’un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l’on avait faim.

Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. Bébert l’attendait, derrière l’école. Et ils rôdèrent longtemps avant de débaucher Lydie, que la Brûlé voulait retenir près d’elle, décidée à ne pas sortir. Quand elle s’aperçut de la fuite de l’enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que Pierron, ennuyé de ce tapage, s’en allait flâner tranquillement, d’un air de mari qui s’amuse sans 286

remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir.

Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se décida à prendre l’air, après avoir demandé à la Maheude si elle le rejoindrait, là-bas. Non, elle ne pouvait guère, c’était une vraie corvée, avec les petits ; peut-être que oui tout de même, elle réfléchirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu’il fut dehors, il hésita, puis il entra chez les voisins, pour voir si Levaque était prêt. Mais il trouva Zacharie qui attendait Philomène ; et la Levaque venait d’entamer l’éternel sujet du mariage, criait qu’on se fichait d’elle, qu’elle aurait une dernière explication avec la Maheude. Était-ce une existence, de garder les enfants sans père de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux ?

Philomène ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie l’emmena, en répétant que lui voulait bien, si sa mère voulait. Du reste, Levaque avait déjà filé, Maheu renvoya aussi la voisine à sa femme et se hâta de sortir.

Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstinément l’offre amicale d’une chope. Il restait à la maison, 287

en bon mari.

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