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Jeanlin, qui avait trouvé une corne d’appel, soufflait, poussait des sons rauques, comme s’il avait rassemblé des bœufs. Les femmes, la Brûlé, la Levaque, la Mouquette relevaient leurs jupes pour courir ; tandis que Levaque, une hache à la 627

main, la manœuvrait ainsi qu’une canne de tambour-major. D’autres camarades arrivaient toujours, on était près de mille, sans ordre, coulant de nouveau sur la route en un torrent débordé. La voie de sortie était trop étroite, des palissades furent rompues.

– Aux fosses ! à bas les traîtres ! plus de travail !

Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. Deneulin sortit de la chambre des porions, et tout seul, défendant du geste qu’on le suivît, il visita la fosse. Il était pâle, très calme. D’abord, il s’arrêta devant le puits, leva les yeux, regarda les câbles coupés : les bouts d’acier pendaient inutiles, la morsure de la lime avait laissé une blessure vive, une plaie fraîche qui luisait dans le noir des graisses. Ensuite, il monta à la machine, en contempla la bielle immobile, pareille à l’articulation d’un membre colossal frappé de paralysie, en toucha le métal refroidi déjà, dont le froid lui donna un frisson, comme s’il avait touché un mort. Puis, il descendit aux chaudières, 628

marcha lentement devant les foyers éteints, béants et inondés, tapa du pied sur les générateurs qui sonnèrent le vide. Allons ! c’était bien fini, sa ruine s’achevait. Même s’il raccommodait les câbles, s’il rallumait les feux, où trouverait-il des hommes ? Encore quinze jours de grève, il était en faillite. Et, dans cette certitude de son désastre, il n’avait plus de haine contre les brigands de Montsou, il sentait la complicité de tous, une faute générale, séculaire. Des brutes sans doute, mais des brutes qui ne savaient pas lire et qui crevaient de faim.

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IV

Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pâle soleil d’hiver, s’en allait, débordait de la route, au travers des champs de betteraves.

Dès la Fourche-aux-bœufs, Étienne en avait pris le commandement. Sans qu’on s’arrêtât, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tête, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s’avançaient, quelques-unes armées de bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui semblaient chercher au loin la cité de justice promise ; la Brûlé, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une 630

confusion de troupeau, en une queue qui s’élargissait, hérissée de barres de fer, dominée par l’unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Étienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu’il forçait à marcher devant lui ; tandis que Maheu, derrière, l’air sombre, lançait des coups d’œil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s’obstinant à trotter près de son amant, pour qu’on ne lui fit pas de mal. Des têtes nues s’échevelaient au grand air, on n’entendait que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin.

Mais, tout de suite, un nouveau cri s’éleva.

– Du pain ! du pain ! du pain !

Il était midi, la faim des six semaines de grève s’éveillait dans les ventres vides, fouettée par cette course en plein champ. Les croûtes rares du matin, les quelques châtaignes de la Mouquette étaient loin déjà ; et les estomacs criaient, et cette souffrance s’ajoutait à la rage contre les traîtres.

– Aux fosses ! plus de travail ! du pain !

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Étienne, qui avait refusé de manger sa part, au coron, éprouvait dans la poitrine une sensation insupportable d’arrachement. Il ne se plaignait pas ; mais, d’un geste machinal, il prenait sa gourde de temps à autre, il avalait une gorgée de genièvre, si frissonnant, qu’il croyait avoir besoin de ça pour aller jusqu’au bout. Ses joues s’échauffaient, une flamme allumait ses yeux.

Cependant, il gardait sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles.

Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s’était joint à la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant :

– À Gaston-Marie ! faut arrêter la pompe !

faut que les eaux démolissent Jean-Bart !

La foule entraînée tournait déjà, malgré les protestations d’Étienne, qui les suppliait de laisser épuiser les eaux. À quoi bon détruire les galeries ? cela révoltait son cœur d’ouvrier, malgré son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s’en prendre à une machine.

Mais le haveur lançait toujours son cri de 632

vengeance, et il fallut qu’Étienne criât plus fort :

– À Mirou ! il y a des traîtres au fond !... À

Mirou ! à Mirou !

D’un geste, il avait refoulé la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tête, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, était sauvé.

Et les quatre kilomètres qui les séparaient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, à travers la plaine interminable.

Le canal, de ce côté, la coupait d’un long ruban de glace. Seuls, les arbres dépouillés des berges, changés par la gelée en candélabres géants, en rompaient l’uniformité plate, prolongée et perdue, dans le ciel de l’horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c’était l’immensité nue.

Ils arrivaient à la fosse, lorsqu’ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient fort bien le père Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait 633

sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle santé dans les mines.

– Qu’est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux ? cria-t-il.

La bande s’arrêta. Ce n’était plus un patron, c’était un camarade ; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier.

– Il y a des hommes au fond, dit Étienne. Fais-les sortir.

– Oui, il y a des hommes, reprit le père Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, méchants bougres !... Mais je vous préviens qu’il n’en sortira pas un, ou que vous aurez affaire à moi !

Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancèrent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant.

Alors, Maheu voulut intervenir.

– Vieux, c’est notre droit, comment arriverons-nous à ce que la grève soit générale, si nous ne forçons pas les camarades à être avec 634

nous ?

Le vieux demeura un moment muet.

Évidemment, son ignorance en matière de coalition égalait celle du haveur. Enfin, il répondit :

– C’est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu’à trois heures, et ils y resteront jusqu’à trois heures.

Les derniers mots se perdirent dans des huées.

On le menaçait du poing, déjà les femmes l’assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude à la face. Mais il tenait bon, la tête haute, avec sa barbiche et ses cheveux d’un blanc de neige ; et le courage enflait tellement sa voix, qu’on l’entendait distinctement, par-dessus le vacarme.

– Nom de Dieu ! vous ne passerez pas !...

Aussi vrai que le soleil nous éclaire, j’aime mieux crever que de laisser toucher aux câbles...

Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous !

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Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. Lui, continuait :

– Quel est le cochon qui ne comprend pas ça ?... Moi, je ne suis qu’un ouvrier comme vous autres. On m’a dit de garder, je garde.

Et son intelligence n’allait pas plus loin, au père Quandieu, raidi dans son entêtement du devoir militaire, le crâne étroit, l’œil éteint par la tristesse noire d’un demi-siècle de fond. Les camarades le regardaient, remués, ayant quelque part en eux l’écho de ce qu’il leur disait, cette obéissance du soldat, la fraternité et la résignation dans le danger. Il crut qu’ils hésitaient encore, il répéta :

Are sens