Si tu me le rendais.
Mais elle s’interrompit, ce qu’elle voyait n’était guère encourageant ; et la maison sentait la misère plus que la sienne.
La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu 500
éteint, tandis que Levaque, soûlé par des cloutiers, l’estomac vide, dormait sur la table.
Adossé au mur, Bouteloup frottait machinalement ses épaules, avec l’ahurissement d’un bon diable, dont on a mangé les économies, et qui s’étonne d’avoir à se serrer le ventre.
– Un pain, ah ! ma chère, répondit la Levaque.
Moi qui voulais t’en emprunter un autre !
Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui écrasa la face contre la table.
– Tais-toi, cochon ! Tant mieux, si ça te brûle les boyaux !... Au lieu de te faire payer à boire, est-ce que tu n’aurais pas dû demander vingt sous à un ami ?
Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saleté du ménage, abandonné depuis si longtemps déjà, qu’une odeur insupportable s’exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s’en fichait ! Son fils, ce gueux de Bébert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux débarras, s’il ne revenait plus.
Puis, elle dit qu’elle allait se coucher. Au moins, 501
elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup.
– Allons, houp ! montons... Le feu est mort, pas besoin d’allumer la chandelle pour voir les assiettes vides... Viens-tu à la fin, Louis ? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ça soulage... Et que ce nom de Dieu de saoulard crève ici de froid tout seul !
Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa résolument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s’entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute à lui ouvrir.
– Tiens ! c’est toi, s’écria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c’était le médecin.
Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille.
– Ah ! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l’air bonne, c’est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brûle tout ce qu’on a.
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Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l’homme malade. D’ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin : bien sûr qu’on avait déménagé le plat. Des miettes traînaient sur la table ; et, au beau milieu, elle aperçut une bouteille de vin oubliée.
– Maman est allée à Montsou pour tâcher d’avoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous morfondons à l’attendre.
Mais sa voix s’étrangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi était tombée sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l’histoire : oui, c’était du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apporté cette bouteille-là pour son homme, à qui le médecin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois ! la demoiselle surtout, pas fière, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-même ses aumônes !
– Je sais, dit la Maheude, je les connais.
Son cœur se serrait à l’idée que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ça ne ratait, 503
ces gens de la Piolaine auraient porté de l’eau à la rivière. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron ? Peut-être tout de même en aurait-elle tiré quelque chose.
– J’étais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s’il y avait plus gras chez vous que chez nous... As-tu seulement du vermicelle, à charge de revanche ?
La Pierronne se désespéra bruyamment.
– Rien du tout, ma chère. Pas ce qui s’appelle un grain de semoule... Si maman ne rentre pas, c’est qu’elle n’a point réussi. Nous allons nous coucher sans souper.
À ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s’emporta, elle tapa du poing contre la porte.
C’était cette coureuse de Lydie qu’elle avait enfermée, disait-elle, pour la punir de n’être rentrée qu’à cinq heures, après toute une journée de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement.
Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à partir. Ce grand feu le pénétrait d’un 504
bien-être douloureux, la pensée qu’on mangeait là lui creusait l’estomac davantage. Évidemment, ils avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite, pour bâfrer leur lapin. Ah ! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait bonheur à sa maison !
– Bonsoir, dit-elle tout d’un coup.
Dehors, la nuit était tombée, et la lune, derrière des nuages, éclairait la terre d’une clarté louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, désolée, n’osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. À
quoi bon frapper ? c’était misère et compagnie.
Depuis des semaines qu’on ne mangeait plus, l’odeur de l’oignon elle-même était partie, cette odeur forte qui annonçait le coron de loin, dans la campagne ; maintenant, il n’avait que l’odeur des vieux caveaux, l’humidité des trous où rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes étouffées, des jurons perdus ; et, dans le silence qui s’alourdissait peu à peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l’écrasement des corps jetés 505
en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides.
Comme elle passait devant l’église, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hâter, car elle avait reconnu le curé de Montsou, l’abbé Joire, qui disait la messe le dimanche à la chapelle du coron : sans doute il sortait de la sacristie, où le règlement de quelque affaire l’avait appelé. Le dos rond, il courait de son air d’homme gras et doux, désireux de vivre en paix avec tout le monde. S’il avait fait sa course à la nuit, ce devait être pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu’il venait d’obtenir de l’avancement. Même, il s’était promené déjà avec son successeur, un abbé maigre, aux yeux de braise rouge.
– Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude.
Mais il ne s’arrêta point.
– Bonsoir, bonsoir, ma brave femme.