– Bien dit ! répéta madame Rasseneur, de son air poli et convaincu.
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Il se fit encore un silence. Puis, Étienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu’on avait prises, au Voreux. Mais le machineur, retombé dans sa préoccupation, répondait à peine, savait seulement qu’on devait distribuer des cartouches aux soldats qui gardaient la fosse ; et l’inquiétude nerveuse de ses doigts sur ses genoux s’aggravait à un tel point, qu’il finit par avoir conscience de ce qui leur manquait, le poil doux et calmant du lapin familier.
– Où donc est Pologne ? demanda-t-il.
Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. Après une courte gêne, il se décida.
– Pologne ? elle est au chaud.
Depuis son aventure avec Jeanlin, la grosse lapine, blessée sans doute, n’avait plus fait que des lapins morts ; et, pour ne pas nourrir une bouche inutile, on s’était résigné, le jour même, à l’accommoder aux pommes de terre.
– Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir...
Hein ? tu t’en es léché les doigts !
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Souvarine n’avait pas compris d’abord. Puis, il devint très pâle, une nausée contracta son menton ; tandis que, malgré sa volonté de stoïcisme, deux grosses larmes gonflaient ses paupières.
Mais on n’eut pas le temps de remarquer cette émotion, la porte s’était brutalement ouverte, et Chaval avait paru, poussant devant lui Catherine.
Après s’être grisé de bière et de fanfaronnades dans tous les cabarets de Montsou, l’idée lui était venue d’aller à l’Avantage montrer aux anciens amis qu’il n’avait pas peur. Il entra, en disant à sa maîtresse :
– Nom de Dieu ! je te dis que tu vas boire une chope là-dedans, je casse la gueule au premier qui me regarde de travers !
Catherine, à la vue d’Étienne, saisie, restait toute blanche. Quand il l’eut aperçu à son tour, Chaval ricana d’un air mauvais.
– Madame Rasseneur, deux chopes ! Nous arrosons la reprise du travail.
Sans une parole, elle versa, en femme qui ne 774
refusait sa bière à personne. Un silence s’était fait, ni le cabaretier, ni les deux autres n’avaient bougé de leur place.
– J’en connais qui ont dit que j’étais un mouchard, reprit Chaval arrogant, et j’attends que ceux-là me le répètent un peu en face, pour qu’on s’explique à la fin.
Personne ne répondit, les hommes tournaient la tête, regardaient vaguement les murs.
– Il y a les feignants, et il y a les pas feignants, continua-t-il plus haut. Moi je n’ai rien à cacher, j’ai quitté la sale baraque à Deneulin, je descends demain au Voreux avec douze Belges, qu’on m’a donnés à conduire, parce qu’on m’estime. Et, si ça contrarie quelqu’un, il peut le dire, nous en causerons.
Puis, comme le même silence dédaigneux accueillait ses provocations, il s’emporta contre Catherine.
– Veux-tu boire, nom de Dieu !... Trinque avec moi à la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler !
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Elle trinqua, mais d’une main si tremblante, qu’on entendit le tintement léger des deux verres.
Lui, maintenant, avait tiré de sa poche une poignée de monnaie blanche, qu’il étalait par une ostentation d’ivrogne, en disant que c’était avec sa sueur qu’on gagnait ça, et qu’il défiait les feignants de montrer dix sous. L’attitude des camarades l’exaspérait, il en arriva aux insultes directes.
– Alors, c’est la nuit que les taupes sortent ? Il faut que les gendarmes dorment pour qu’on rencontre les brigands ?
Étienne s’était levé, très calme, résolu.
– Écoute, tu m’embêtes... Oui, tu es un mouchard, ton argent pue encore quelque traîtrise, et ça me dégoûte de toucher à ta peau de vendu. N’importe ! je suis ton homme, il y a assez longtemps que l’un des deux doit manger l’autre.
Chaval serra les poings.
– Allons donc ! il faut t’en dire pour t’échauffer, bougre de lâche !... Toi tout seul, je 776
veux bien ! et tu vas me payer les cochonneries qu’on m’a faites !
Les bras suppliants, Catherine s’avançait entre eux ; mais ils n’eurent pas la peine de la repousser, elle sentit la nécessité de la bataille, elle recula d’elle-même, lentement. Debout, contre le mur, elle demeura muette, si paralysée d’angoisse, qu’elle ne frissonnait plus, les yeux grands ouverts sur ces deux hommes qui allaient se tuer pour elle.
Madame Rasseneur, simplement, enlevait les chopes de son comptoir, de peur qu’elles ne fussent cassées. Puis, elle se rassit sur la banquette, sans témoigner de curiosité malséante.
On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s’égorger ainsi. Rasseneur s’entêtait à intervenir, et il fallut que Souvarine le prît par une épaule, le ramenât près de la table, en disant :
– Ça ne te regarde pas... Il y en a un de trop, c’est au plus fort de vivre.
Déjà, sans attendre l’attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings fermés. Il était le plus grand, dégingandé, visant à la figure, par de 777
furieux coups de taille, des deux bras, l’un après l’autre, comme s’il eût manœuvré une paire de sabres. Et il causait toujours, il posait pour la galerie, avec des bordées d’injures, qui l’excitaient.
– Ah ! sacré marlou, j’aurai ton nez ! C’est ton nez que je veux me foutre quelque part !... Donne donc ta gueule, miroir à putains, que j’en fasse de la bouillie pour les cochons, et nous verrons après si les garces de femmes courent après toi !
Muet, les dents serrées, Étienne se ramassait dans sa petite taille, jouant le jeu correct, la poitrine et la face couvertes de ses deux poings ; et il guettait, il les détendait avec une raideur de ressorts, en terribles coups de pointe.