Albert Camus, LA PESTE (1947) 92
dessus de vos toits, la main droite portant l'épieu rouge à hauteur de sa tête, la main gauche désignant l'une de vos maisons. À l'instant, peut-être, son doigt se tend vers votre porte, l'épieu [112] résonne sur le bois ; à l'instant encore, la peste entre chez vous, s'assied dans votre chambre et attend votre retour. Elle est là, patiente et attentive, assurée comme l'ordre même du monde. Cette main qu'elle vous tendra, nulle puissance terrestre et pas même, sachez-le bien, la vaine science humaine, ne peut faire que vous l'évitiez. Et battus sur l'aire sanglante de la douleur, vous serez rejetés avec la paille. »
Ici, le Père reprit avec plus d'ampleur encore l'image pathétique du fléau. Il évoqua l'immense pièce de bois tournoyant au-dessus de la ville, frappant au hasard et se relevant ensanglantée, éparpillant enfin le sang et la douleur humaine « pour des semailles qui prépareraient les moissons de la vérité ».
Au bout de sa longue période, le Père Paneloux s'arrêta, les cheveux sur le front, le corps agité d'un tremblement que ses mains communiquaient à la chaire et reprit, plus sourdement, mais sur un ton ac-cusateur : « Oui, l'heure est venue de réfléchir. Vous avez cru qu'il vous suffirait de visiter Dieu le dimanche pour être libres de vos journées. Vous avez pensé que quelques génuflexions le paieraient bien assez de votre insouciance criminelle. Mais Dieu n'est pas tiède. Ces rapports espacés ne suffisaient pas à sa dévorante tendresse. Il voulait vous voir plus longtemps, c'est sa manière de vous aimer et, à vrai dire, c'est la seule manière d'aimer. Voilà pourquoi, fatigué d'attendre votre venue, il a laissé le fléau vous visiter comme il a visité toutes les villes du péché depuis que les hommes ont une histoire. Vous savez maintenant ce qu'est le péché, comme l'ont su Caïn et ses fils, ceux d'avant le déluge, ceux de Sodome et de Gomorrhe, Pharaon et Job et aussi tous les maudits. Et comme tous ceux-là l'ont fait, c'est un regard neuf que vous portez sur les êtres et sur les choses, [113] depuis le jour où cette ville a refermé ses murs autour de vous et du fléau.
Vous savez maintenant, et enfin, qu'il faut venir à l'essentiel. »
Un vent humide s'engouffrait à présent sous la nef et les flammes des cierges se courbèrent en grésillant. Une odeur épaisse de cire, des
Albert Camus, LA PESTE (1947) 93
toux, un éternuement montèrent vers le Père Paneloux qui, revenant sur son exposé avec une subtilité qui fut très appréciée, reprit d'une voix calme : « Beaucoup d'entre vous, je le sais, se demandent justement où je veux en venir. Je veux vous faire venir à la vérité et vous apprendre à vous réjouir, malgré tout ce que j'ai dit. Le temps n'est plus où des conseils, une main fraternelle étaient les moyens de vous pousser vers le bien. Aujourd'hui, la vérité est un ordre. Et le chemin du salut, c'est un épieu rouge qui vous le montre et vous y pousse.
C'est ici, mes frères, que se manifeste enfin la miséricorde divine qui a rais en toute chose le bien et le mal, la colère et la pitié, la peste et le salut. Ce fléau même qui vous meurtrit, il vous élève et vous montre la voie.
« Il y a bien longtemps, les chrétiens d'Abyssinie voyaient dans la peste un moyen efficace, d'origine divine, de gagner l'éternité. Ceux qui n'étaient pas atteints s'enroulaient dans les draps des pestiférés afin de mourir certainement. Sans doute, cette fureur de salut n'est-elle pas recommandable. Elle marque une précipitation regrettable, bien proche de l'orgueil. Il ne faut pas être plus pressé que Dieu et tout ce qui prétend accélérer l'ordre immuable, qu'il a établi une fois pour toutes, conduit à l'hérésie. Mais, du moins, cet exemple comporte sa leçon. À nos esprits plus clairvoyants, il fait valoir seulement cette lueur exquise d'éternité qui gît au fond de toute souffrance. Elle éclaire, cette lueur, les chemins crépusculaires qui mènent vers la délivrance. [114] Elle manifeste la volonté divine qui, sans défaillance, transforme le mal en bien. Aujourd'hui encore, à travers ce chemine-ment de mort, d'angoisses et de clameurs, elle nous guide vers le silence essentiel et vers le principe de toute vie. Voilà, mes frères, l'immense consolation que je voulais vous apporter pour que ce ne soient pas seulement des paroles qui châtient que vous emportiez d'ici, mais aussi un verbe qui apaise. »
On sentait que Paneloux avait fini. Au dehors, la pluie avait cessé.
Un ciel mêlé d'eau et de soleil déversait sur la place une lumière plus jeune. De la rue montaient des bruits de voix, des glissements de véhicules, tout le langage d'une ville qui s'éveille. Les auditeurs réunis-
Albert Camus, LA PESTE (1947) 94
saient discrètement leurs affaires dans un remue-ménage assourdi. Le Père reprit cependant la parole et dit qu'après avoir montré l'origine divine de la peste et le caractère punitif de ce fléau, il en avait terminé et qu'il ne ferait pas appel pour sa conclusion à une éloquence qui serait déplacée, touchant une matière si tragique. Il lui semblait que tout devait être clair à tous. Il rappela seulement qu'à l'occasion de la grande peste de Marseille, le chroniqueur Mathieu Marais s'était plaint d'être plongé dans l'enfer, à vivre ainsi sans secours et sans espérance. Eh bien ! Mathieu Marais était aveugle ! jamais plus qu'aujourd'hui, au contraire, le Père Paneloux n'avait senti le secours divin et l'espérance chrétienne qui étaient offerts à tous. Il espérait contre tout espoir que, malgré l'horreur de ces journées et les cris des agonisants, nos concitoyens adresseraient au ciel la seule parole qui fût chrétienne et qui était d'amour. Dieu ferait le reste.
Albert Camus, LA PESTE (1947) 95
[115] Ce prêche eut-il de l'effet sur nos concitoyens, il est difficile de le dire. M. Othon, le juge d'instruction, déclara au docteur Rieux qu'il avait trouvé l'exposé du Père Paneloux « absolument irréfuta-ble ». Mais tout le monde n'avait pas d'opinion aussi catégorique. Simplement, le prêche rendit plus sensible à certains l'idée, vague jusque-là, qu'ils étaient condamnés, pour un crime inconnu, à un emprisonnement inimaginable. Et alors que les uns continuaient leur petite vie et s'adaptaient à la claustration, pour d'autres, au contraire, leur seule idée fut dès lors de s'évader de cette prison.
Les gens avaient d'abord accepté d'être coupés de l'extérieur comme ils auraient accepté n'importe quel ennui temporaire qui ne dé-rangerait que quelques-unes de leurs habitudes. Mais, soudain conscients d'une sorte de séquestration, sous le couvercle du ciel où l'été commençait de grésiller, ils sentaient confusément que cette réclusion menaçait toute leur vie et, le soir venu, l'énergie qu'ils retrouvaient avec la fraîcheur les jetait parfois à des actes désespérés.
Tout d'abord, et que ce soit ou non par l'effet d'une coïncidence, c'est à partir de ce dimanche qu'il y eut dans notre ville une sorte de peur assez générale et assez [116] profonde pour qu'on pût soupçonner que nos concitoyens commençaient vraiment à prendre conscience de leur situation. De ce point de vue, l'atmosphère de notre ville fut un peu modifiée. Mais, en vérité, le changement était-il dans l'atmosphère ou dans les cœurs, voilà la question.
Albert Camus, LA PESTE (1947) 96
Peu de jours après le prêche, Rieux, qui commentait cet événement avec Grand, en se dirigeant vers les faubourgs, heurta dans la nuit un homme qui se dandinait devant eux, sans essayer d'avancer. À ce mê-me moment, les lampadaires de notre ville, qu'on allumait de plus en plus tard, resplendirent brusquement. La haute lampe placée derrière les promeneurs éclaira subitement l'homme qui riait sans bruit, les yeux fermés. Sur son visage blanchâtre, distendu par une hilarité muette, la sueur coulait à grosses gouttes. Ils passèrent.
- C'est un fou, dit Grand.
Rieux, qui venait de lui prendre le bras pour l'entraîner, sentit que l'employé tremblait d'énervement.
- Il n'y aura bientôt plus que des fous dans nos murs, fit Rieux.
La fatigue aidant, il se sentait la gorge sèche.
- Buvons quelque chose.
Dans le petit café où ils entrèrent, et qui était éclairé par une seule lampe au-dessus du comptoir, les gens parlaient à voix basse, sans raison apparente, dans l'air épais et rougeâtre. Au comptoir, Grand, à la surprise du docteur., commanda un alcool qu'il but d'un trait et dont il déclara qu'il était fort. Puis il voulut sortir. Au dehors, il semblait à Rieux que la nuit était pleine de gémissements. Quelque part dans le ciel noir, au-dessus des lampadaires, un sifflement sourd lui rappela l'invisible fléau qui brassait inlassablement l'air chaud.
- Heureusement, heureusement, disait Grand.
[117] Rieux se demandait ce qu'il voulait dire.
- Heureusement, disait l'autre, j'ai mon travail.
- Oui, dit Rieux, c'est un avantage.
Et, décidé à ne pas écouter le sifflement, il demanda à Grand s'il était content de ce travail.
- Eh bien, je crois que je suis dans la bonne voie.
- Vous en avez encore pour longtemps ?
Albert Camus, LA PESTE (1947) 97
Grand parut s'animer, la chaleur de l'alcool passa dans sa voix.
- Je ne sais pas. Mais la question n'est pas là, docteur, ce n'est pas la question, non.
Dans l'obscurité, Rieux devinait qu'il agitait ses bras. Il semblait préparer quelque chose qui vint brusquement, avec volubilité :
- Ce que je veux, voyez-vous, docteur, c'est que le jour où le manuscrit arrivera chez l'éditeur, celui-ci se lève après l'avoir lu et dise à ses collaborateurs
« Messieurs, chapeau bas ! »
Cette brusque déclaration surprit Rieux. Il lui sembla que son compagnon faisait le geste de se découvrir, portant la main à sa tête, et ramenant son bras à l'horizontale. Là-haut, le bizarre sifflement semblait reprendre avec plus de force.