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- Que penseriez-vous de « somptueuse », dit Tarrou. Grand le regarda. Il réfléchissait :

- Oui, dit-il, oui !

Et un sourire lui venait peu à peu.

À quelque temps de là, il avoua que le mot « fleuries » l'embarras-sait. Comme il n'avait jamais connu qu'Oran et Montélimar, il demandait quelquefois à ses amis des indications sur la façon dont les allées du Bois étaient fleuries. À proprement parler, elles n'avaient jamais donné l'impression de l'être à Rieux ou à Tarrou, mais la conviction de l'employé les ébranlait. Il s'étonnait de leur incertitude. « Il n'y a que les artistes qui sachent regarder. » Mais le docteur le trouva une fois dans une [153] grande excitation. Il avait remplacé « fleuries » par

« pleines de fleurs ». Il se frottait les mains. « Enfin, on les voit, on les sent. Chapeau bas, Messieurs ! » Il lut triomphalement la phrase :

« Par une belle matinée de mai, une svelte amazone montée sur une somptueuse jument alezane parcourait les allées pleines de fleurs du Bois de Boulogne. » Mais, lus à haute voix, les trois génitifs qui terminaient la phrase résonnèrent fâcheusement et Grand bégaya un peu. Il s'assit, l'air accablé. Puis il demanda au docteur la permission de partir. Il avait besoin de réfléchir un peu.

C'est à cette époque, on l'apprit par la suite, qu'il donna au bureau des signes de distraction qui furent jugés regrettables à un moment où la mairie devait faire face, avec un personnel diminué, à des obligations écrasantes. Son service en souffrit et le chef de bureau le lui reprocha sévèrement en lui rappelant qu'il était payé pour accomplir un travail que, précisément, il n'accomplissait pas. « Il paraît, avait dit le chef de bureau, que vous faites du service volontaire dans les formations sanitaires, en dehors de votre travail. Ça ne me regarde pas.

Mais ce qui me regarde, c'est votre travail. Et la première façon de vous rendre utile dans ces terribles circonstances, c'est de bien faire votre travail. Ou sinon, le reste ne sert à rien. »

- Il a raison, dit Grand à Rieux.

- Oui, il a raison, approuva le docteur.

Albert Camus, LA PESTE (1947) 129

- Mais je suis distrait et je ne sais pas comment sortir de la fin de ma phrase.

Il avait pensé à supprimer « de Boulogne », estimant que tout le monde comprendrait. Mais alors la phrase avait l'air de rattacher à

« fleurs », ce qui, en fait, se reliait à « allées P. Il avait envisagé aussi la possibilité d’écrire : « Les allées du Bois pleines de fleurs. » Mais la situation [154] de « Bois » entre un substantif et un qualificatif qu'il séparait arbitrairement lui était une épine dans la chair. Certains soirs, il est bien vrai qu'il avait l'air encore plus fatigué que Rieux.

Oui, il était fatigué par cette recherche qui l'absorbait tout entier, mais il n'en continuait pas moins à faire les additions et les statistiques dont avaient besoin les formations sanitaires. Patiemment, tous les soirs, il mettait des fiches au clair, il les accompagnait de courbes et il s'évertuait lentement à présenter des états aussi précis que possible. Assez souvent, il allait rejoindre Rieux dans l'un des hôpitaux et lui demandait une table dans quelque bureau ou infirmerie. Il s'y installait avec ses papiers, exactement comme il s'installait à sa table de la mairie, et dans l'air épaissi par les désinfectants et par la maladie elle-même, il agitait ses feuilles pour en faire sécher l'encre. Il essayait honnêtement alors de ne plus penser à son amazone et de faire seulement ce qu'il fallait.

Oui, s'il est vrai que les hommes tiennent à se proposer des exemples et des modèles qu'ils appellent héros, et s'il faut absolument qu'il y en ait un dans cette histoire, le narrateur propose justement ce héros insignifiant et effacé qui n'avait pour lui qu'un peu de bonté au cœur et un idéal apparemment ridicule. Cela donnera à la vérité ce qui lui revient, à l'addition de deux et deux son total de quatre, et à l'héroïsme la place secondaire qui doit être la sienne, juste après, et jamais avant, l'exigence généreuse du bonheur. Cela donnera aussi à cette chronique son caractère, qui doit être celui d'une relation faite avec de bons sentiments, c'est-à-dire des sentiments qui ne sont ni ostensiblement mauvais, ni exaltants à la vilaine façon d'un spectacle.

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C'était du moins l'opinion du docteur Rieux lorsqu'il [155] lisait dans les journaux Ou écoutait à la radio les appels et les encourage-ments que le monde extérieur faisait parvenir à la ville empestée. En même temps que les secours envoyés par air et par route, tous les soirs, sur les ondes ou dans la presse, des commentaires apitoyés ou admiratifs s'abattaient sur la cité désormais solitaire. Et chaque fois le ton d'épopée ou de discours de prix impatientait le docteur. Certes, il savait que cette sollicitude n'était pas feinte. Mais elle ne pouvait s'exprimer que dans le langage conventionnel par lequel les hommes essaient d'exprimer ce qui les lie à l'humanité. Et ce langage ne pouvait s'appliquer aux petits efforts quotidiens de Grand, par exemple, ne pouvant rendre compte de ce que signifiait Grand au milieu de la peste.

À minuit, quelquefois, dans le grand silence de la ville alors désertée, au moment de regagner son lit pour un sommeil trop court, le docteur tournait le bouton de son poste. Et des confins du monde, à travers des milliers de kilomètres, des voix inconnues et fraternelles s'essayaient maladroitement à dire leur solidarité et la disaient, en effet, mais démontraient en même temps la terrible impuissance où se trouve tout homme de partager vraiment une douleur qu'il ne peut pas voir : « Oran ! Oran ! » En vain, l'appel traversait les mers, en vain Rieux se tenait en alerte, bientôt l'éloquence montait et accusait mieux encore la séparation essentielle qui faisait deux étrangers de Grand et de l'orateur. « Oran ! oui, Oran ! Mais non, pensait le docteur, aimer ou mourir ensemble, il n'y a pas d'autre ressource. Ils sont trop loin. »

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[156] Et justement ce qui reste à retracer avant d'en arriver au sommet de la peste, pendant que le fléau réunissait toutes ses forces pour les jeter sur la ville et s'en emparer définitivement, ce sont les longs efforts désespérés et monotones que les derniers individus, comme Rambert, faisaient pour retrouver leur bonheur et ôter à la peste cette part d'eux-mêmes qu'ils défendaient contre toute atteinte. C'était là leur manière de refuser l'asservissement qui les menaçait, et bien que ce refus-là, apparemment, ne fût pas aussi efficace que l'autre, l'avis du narrateur est qu'il avait bien son sens et qu'il témoignait aussi, dans sa vanité et ses contradictions mêmes, pour ce qu'il y avait alors de fier en chacun de nous.

Rambert luttait pour empêcher que la peste le recouvrît. Ayant acquis la preuve qu'il ne pouvait sortir de la ville par les moyens légaux, il était décidé, avait-il dit à Rieux, à user des autres. Le journaliste commença par les garçons de café. Un garçon de café est toujours au courant de tout. Mais les premiers qu'il interrogea étaient surtout au courant des pénalités très graves qui sanctionnaient ce genre d'entreprises. Dans un cas, il fut même pris pour un provocateur. Il lui fallut

[157] rencontrer Cottard chez Rieux pour avancer un peu. Ce jour-là, Rieux et lui avaient parlé encore des démarches vaines que le journaliste avait faites dans les administrations. Quelques jours après, Cottard rencontra Rambert dans la rue, et l'accueillit avec la rondeur qu'il mettait à présent dans tous ses rapports

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- Toujours rien ? avait-il dit.

- Non, rien.

- On ne peut pas compter sur les bureaux. Ils ne sont pas faits pour comprendre.

- C'est vrai. Mais je cherche autre chose. C'est difficile.

- Ah ! dit Cottard, je vois.

Lui connaissait une filière et à Rambert, qui s'en étonnait, il expliqua que, depuis longtemps, il fréquentait tous les cafés d'Oran, qu'il y avait des amis et qu'il était renseigné sur l'existence d'une organisation qui s'occupait de ce genre d'opérations. La vérité était que Cottard, dont les dépenses dépassaient désormais les revenus, s'était mêlé à des affaires de contrebande sur les produits rationnés. Il re-vendait ainsi des cigarettes et du mauvais alcool dont les prix montaient sans cesse et qui étaient en train de lui rapporter une petite fortune.

- En êtes-vous bien sûr ? demanda Rambert.

- Oui, puisqu'on me l'a proposé.

- Et vous n'en avez pas profité ?

- Ne soyez pas méfiant, dit Cottard d'un air bonhomme, je n'en ai pas profité parce que je n'ai pas, moi, envie de partir. J'ai mes raisons.

Il ajouta après un silence :

- Vous ne me demandez pas quelles sont mes raisons ?

- Je suppose, dit Rambert, que cela ne me regarde pas.

[158] - Dans un sens, cela ne vous regarde pas, en effet. Mais dans un autre. . Enfin, la seule chose évidente, c'est que je me sens bien mieux ici depuis que nous avons la peste avec nous.

L'autre écourta son discours

- Comment joindre cette organisation ?

- Ah ! dit Cottard, ce n'est pas facile, venez avec moi.

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Il était quatre heures de l'après-midi. Sous un ciel lourd, la ville cuisait lentement. Tous les magasins avaient leur store baissé. Les chaussées étaient désertes. Cottard et Rambert prirent des rues à arcades et marchèrent longtemps sans parler. C'était une de ces heures où la peste se faisait invisible. Ce silence, cette mort des couleurs et des mouvements, pouvaient être aussi bien ceux de l'été que ceux du fléau. On ne savait si l'air était lourd de menaces ou de poussières et de brûlure. Il fallait observer et réfléchir pour rejoindre la peste.

Car elle ne se trahissait que par des signes négatifs. Cottard, qui avait des affinités avec elle, fit remarquer par exemple à Rambert l'absence des chiens qui, normalement, eussent dû être sur le flanc, au seuil des couloirs, haletants, à la recherche d'une fraîcheur impossible.

Ils prirent le boulevard des Palmiers, traversèrent la place d'Armes et descendirent vers le quartier de la Marine. À gauche, un café peint en vert s'abritait sous un store oblique de grosse toile jaune. En entrant, Cottard et Rambert essuyèrent leur front. Ils prirent place sur des chaises pliantes de jardin, devant des tables de tôle verte. La salle était absolument déserte. Des mouches grésillaient dans l'air.

Dans une cage jaune posée sur le comptoir bancal, un perroquet, toutes plumes retombées, était affaissé sur son perchoir. De vieux tableaux, représentant des scènes militaires, [159] pendaient au mur, couverts de crasse et de toiles d'araignée en épais filaments. Sur toutes les tables de tôle, et devant Rambert lui-même, séchaient des fientes de poule dont il s'expliquait mal l'origine jusqu'à ce que d'un coin obscur, après un peu de remue-ménage, un magnifique coq sortît en sautillant.

La chaleur, à ce moment, sembla monter encore. Cottard enleva sa veste et frappa sur la tôle. Un petit homme, perdu dans un long tablier bleu, sortit du fond, salua Cottard du plus loin qu'il le vit, avança en écartant le coq d'un vigoureux coup de pied et demanda, au milieu des gloussements du volatile, ce qu'il fallait servir à ces messieurs. Cottard demanda du vin blanc et s’enquit d'un certain Garcia. Selon le nabot, il y avait déjà quelques jours qu'on ne l'avait vu dans le café.

- Pensez-vous qu'il viendra ce soir ?

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- Eh ! dit l'autre, je ne suis pas dans sa chemise. Mais vous connaissez son heure ?

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