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Albert Camus, LA PESTE (1947) 137

Celui-ci changea de figure. M. Othon descendait en effet la rue et s'avançait vers eux d'un pas vigoureux, mais mesuré. Il ôta son chapeau en passant devant le petit groupe.

- Bonjour, monsieur le juge ! dit Tarrou.

Le juge rendit le bonjour aux occupants de l'auto, et, regardant Cottard et Rambert qui étaient restés en arrière, les salua gravement de la tête. Tarrou présenta le rentier et le journaliste. Le juge regarda le ciel pendant une seconde et soupira, disant que c'était une époque bien triste.

- On me dit, monsieur Tarrou, que vous vous occupez de l'application des mesures prophylactiques. je ne saurais trop vous approuver.

Pensez-vous, docteur, que la maladie s'étendra ?

Rieux dit qu'il fallait espérer que non et le juge répéta qu'il fallait toujours espérer, les desseins de la Providence sont impénétrable.

Tarrou lui demanda si les événements lui avaient apporté un surcroît de travail.

- Au contraire, les affaires que nous appelons de droit commun diminuent. Je n'ai plus à instruire que des manquements graves aux nouvelles dispositions. On n'a jamais autant respecté les anciennes lois.

- C'est, dit Tarrou, qu'en comparaison elles semblent bonnes, forcément.

[163] Le juge quitta l'air rêveur qu'il avait pris, le regard comme suspendu au ciel. Et il examina Tarrou d'un air froid.

- Qu'est-ce que cela fait ? dit-il. Ce n'est pas la loi qui compte, c'est la condamnation. Nous n'y pouvons rien.

- Celui-là, dit Cottard quand le juge fut parti, c'est l'ennemi numéro un.

La voiture démarra.

Un peu plus tard, Rambert et Cottard virent arriver Garcia. Il avança vers eux sans leur faire de signe et dit en guise de bonjour :

« Il faut attendre. »

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Autour d'eux, la foule, où dominaient les femmes, attendait dans un silence total. Presque toutes portaient des paniers dont elles avaient le vain espoir qu'elles pourraient les faire passer à leurs parents malades et l'idée encore plus folle que ceux-ci pourraient utiliser leurs provisions. La porte était gardée par des factionnaires en armes et, de temps en temps, un cri bizarre traversait la cour qui séparait la caserne de la porte. Dans l'assistance, des visages inquiets se tournaient alors vers l'infirmerie.

Les trois hommes regardaient ce spectacle lorsque dans leur dos un

« bonjour » net et grave les fit se retourner. Malgré la chaleur, Raoul était habillé très correctement. Grand et fort, il portait un costume croisé de couleur sombre et un feutre à bords retournés. Son visage était assez pâle. Les yeux bruns et la bouche serrée, Raoul parlait de façon rapide et précise :

- Descendons vers la ville, dit-il. Garcia, tu peux nous laisser.

Garcia alluma une cigarette et les laissa s'éloigner. Ils marchèrent rapidement, accordant leur allure à celle de Raoul qui s'était placé au milieu d'eux.

[164] - Garcia m'a expliqué, dit-il. Cela peut se faire. De toute façon, ça vous coûtera dix mille francs.

Rambert répondit qu'il acceptait.

- Déjeunez avec moi, demain, au restaurant espagnol de la Marine.

Rambert dit que c'était entendu et Raoul lui serra la main, souriant pour la première fois. Après son départ, Cottard s'excusa. Il n'était pas libre le lendemain et d'ailleurs Rambert n'avait plus besoin de lui.

Lorsque, le lendemain, le journaliste entra dans le restaurant espagnol, toutes les têtes se tournèrent sur son passage. Cette cave ombreuse, située en contrebas d'une petite rue jaune et desséchée par le soleil, n'était fréquentée que par des hommes, de type espagnol pour la plupart. Mais dès que Raoul, installé à une table du fond, eut fait un signe au journaliste et que Rambert se fut dirigé vers lui, la curiosité disparut des visages qui revinrent à leurs assiettes. Raoul

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avait à sa table un grand type maigre et mal rasé, aux épaules démesurément larges, la figure chevaline et les cheveux clairsemés. Ses longs bras minces, couverts de poils noirs, sortaient d'une chemise aux manches retroussées. Il hocha la tête trois fois lorsque Rambert lui fut présenté. Son nom n'avait pas été prononcé et Raoul ne parlait de lui qu'en disant « notre ami ».

- Notre ami croit avoir la possibilité de vous aider. Il va vous. .

Raoul s'arrêta parce que la serveuse intervenait pour la commande de Rambert.

- Il va vous mettre en rapport avec deux de nos amis qui vous feront connaître des gardes qui nous sont acquis. Tout ne sera pas fini alors. Il faut que les gardes jugent eux-mêmes du moment propice. Le plus simple [165] serait que vous logiez pendant quelques nuits chez l'un d'eux, qui habite près des portes. Mais auparavant, notre ami doit vous donner les contacts nécessaires. Quand tout sera arrangé, c'est à lui que vous réglerez les frais.

L'ami hocha encore une fois sa tête de cheval sans cesser de broyer la salade de tomates et de poivrons qu'il ingurgitait. Puis il parla avec un léger accent espagnol. Il proposait à Rambert de prendre rendez-vous pour le surlendemain, à huit heures du matin, sous le porche de la cathédrale.

- Encore deux jours, remarqua Rambert.

- C'est que ce n'est pas facile, dit Raoul. Il faut retrouver les gens.

Le cheval encensa une fois de plus et Rambert approuva sans passion. Le reste du déjeuner se passa à rechercher un sujet de conversation. Mais tout devint très facile lorsque Rambert découvrit que le cheval était joueur de football. Lui-même avait beaucoup pratiqué ce sport On parla donc du championnat de France, de la valeur des équipes professionnelles anglaises et de la tactique en W. À la fin du déjeuner, le cheval s'était tout à fait animé et il tutoyait Rambert pour le persuader qu'il n'y avait pas de plus belle place dans une équipe que celle de demi-centre. « Tu comprends, disait-il, le demi-centre, c'est

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celui qui distribue le jeu. Et distribuer le jeu, c'est ça le football. »

Rambert était de cet avis, quoiqu'il eût toujours joué avant-centre. La discussion fut seulement interrompue par un poste de radio qui, après avoir seriné en sourdine les mélodies sentimentales, annonça que, la veille, la peste avait fait cent trente-sept victimes. Personne ne réagit dans l'assistance. L'homme à tête de cheval haussa les épaules et se leva. Raoul et Rambert l'imitèrent.

[166] En partant, le demi-centre serra la main de Rambert avec énergie :

- Je m'appelle Gonzalès, dit-il.

Ces deux jours parurent interminables à Rambert. Il se rendit chez Rieux et lui raconta ses démarches dans le détail. Puis il accompagna le docteur dans une de ses visites. Il lui dit au revoir à la porte de la maison où l'attendait un malade suspect. Dans le couloir, un bruit de courses et de voix : on avertissait la famille de l'arrivée du docteur.

- J'espère que Tarrou ne tardera pas, murmura Rieux.

Il avait l'air fatigué.

- L'épidémie va trop vite ? demanda Rambert.

Rieux dit que ce n'était pas cela et que même la courbe des statistiques montait moins vite. Simplement, les moyens de lutter contre la peste n'étaient pas assez nombreux.

- Nous manquons de matériel, dit-il. Dans toutes les armées du monde, on remplace généralement le manque de matériel par des hommes. Mais nous manquons d'hommes aussi.

- Il est venu des médecins de l'extérieur et du personnel sanitaire.

- Oui, dit Rieux. Dix médecins et une centaine d'hommes. C'est beaucoup, apparemment. C'est à peine assez pour l'état présent de la maladie. Ce sera insuffisant si l'épidémie s'étend.

Rieux prêta l'oreille aux bruits de l'intérieur, puis sourit à Rambert.

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