Il vit le regard de sa mère se poser sur son front. [140] Il savait que l'inquiétude et le surmenage des dernières journées avaient creusé son visage.
Albert Camus, LA PESTE (1947) 116
- Ça n'a pas marché, aujourd'hui ? dit Mme Rieux.
- Oh ! comme d'habitude.
Comme d'habitude ! C'est-à-dire que le nouveau sérum envoyé par Paris avait l'air d'être moins efficace que le premier et les statistiques montaient. On n'avait toujours pas la possibilité d'inoculer les sérums préventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu des quantités industrielles pour en généraliser l'emploi. La plupart des bubons se refusaient à percer, comme si la saison de leur durcissement était venue, et ils torturaient les malades. Depuis la veille, il y avait dans la ville deux cas d'une nouvelle forme de l'épidémie.
La peste devenait alors pulmonaire. Le jour même, au cours d'une réunion, les médecins harassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de nouvelles mesures pour éviter la contagion qui se faisait de bouche à bouche, dans la peste pulmonaire. Comme d'habitude, on ne savait toujours rien.
Il regarda sa mère. Le beau regard marron fit remonter en lui des années de tendresse.
- Est-ce que tu as peur, mère ?
- À mon âge, on ne craint plus grand'chose.
- Les journées sont bien longues et je ne suis plus jamais là.
- Cela m'est égal de t'attendre si je sais que tu dois venir. Et quand tu n'es pas là, je pense à ce que tu fais. As-tu des nouvelles ?
- Oui, tout va bien, si j'en crois le dernier télégramme. Mais je sais qu'elle dit cela pour me tranquilliser.
La sonnette de la porte retentit. Le docteur sourit à sa mère et al-la ouvrir. Dans la pénombre du palier, [141] Tarrou avait l'air d'un grand ours vêtu de gris. Rieux fit asseoir le visiteur devant son bureau. Lui-même restait debout derrière son fauteuil. Ils étaient séparés par la seule lampe allumée de la pièce, sur le bureau.
- Je sais, dit Tarrou sans préambule, que je puis parler tout droit avec vous.
Albert Camus, LA PESTE (1947) 117
Rieux approuva en silence.
- Dans quinze jours ou un mois, vous ne serez d'aucune utilité ici, vous êtes dépassé par les événements.
- C'est vrai, dit Rieux.
- L'organisation du service sanitaire est mauvaise. Vous manquez d'hommes et de temps.
Rieux reconnut encore que c'était la vérité.
- J'ai appris que la préfecture envisage une sorte de service civil pour obliger les hommes valides à participer au sauvetage général.
- Vous êtes bien renseigné. Mais le mécontentement est déjà grand et le préfet hésite.
- Pourquoi ne pas demander des volontaires ?
- On l'a fait, mais les résultats ont été maigres.
- On l'a fait par la voie officielle, un peu sans y croire. Ce qui leur manque, c'est l'imagination. Ils ne sont jamais à l'échelle des fléaux.
Et les remèdes qu'ils imaginent sont à peine à la hauteur d'un rhume de cerveau. Si nous les laissons faire, ils périront, et nous avec eux.
- C'est probable, dit Rieux. je dois dire qu'ils ont cependant pensé aussi aux prisonniers, pour ce que j'appellerai les gros travaux.
- J'aimerais mieux que ce fût des hommes libres.
- Moi aussi. Mais pourquoi, en somme ?
- J'ai horreur des condamnations à mort.
Rieux regarda Tarrou :
[142] - Alors ? dit-il.
- Alors, j'ai un plan d'organisation pour des formations sanitaires volontaires. Autorisez-moi à m'en occuper et laissons l'administration de côté. Du reste, elle est débordée. J'ai des amis un peu partout et ils feront le premier noyau. Et naturellement, j'y participerai.
Albert Camus, LA PESTE (1947) 118
- Bien entendu, dit Rieux, vous vous doutez que j'accepte avec joie.
On a besoin d'être aidé, surtout dans ce métier. je me charge de faire accepter l'idée à la préfecture. Du reste, ils n'ont pas le choix. Mais. .
Rieux réfléchit.
- Mais ce travail peut être mortel, vous le savez bien. Et dans tous les cas, il faut que je vous en avertisse. Avez-vous bien réfléchi ?
Tarrou le regardait de ses yeux gris.
- Que pensez-vous du prêche de Paneloux, docteur ?