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Albert Camus, LA PESTE (1947) 145

- L'alcool ne vous effraie pas ?

- Non, dit Tarrou, au contraire.

Rieux renifla l'odeur d'herbes amères de son verre. Il était difficile de parler dans ce tumulte, mais Rambert semblait surtout occupé à boire. Le docteur ne pouvait pas juger encore s'il était ivre. À l'une des deux tables qui occupaient le reste du local étroit où ils se tenaient, un officier de marine, une femme à chaque bras, racontait à un gros interlocuteur congestionné, une épidémie de typhus au Caire :

« Des camps, disait-il, on avait fait des camps pour les indigènes, avec des tentes pour les malades et, tout autour, un cordon de sentinelles qui tiraient sur la famille quand elle essayait d'apporter en fraude des remèdes de bonne femme. C'était dur, mais c'était juste. » À l'autre table, occupée par des jeunes gens élégants, la conversation était incompréhensible et se perdait dans les mesures de Saint James Infirmary, que déversait un Pick-up haut perché.

- Etes-vous content ? dit Rieux en élevant la voix.

- Ça s'approche, dit Rambert. Peut-être dans la semaine.

- Dommage, cria Tarrou.

- Pourquoi ?

Tarrou regarda Rieux.

- Oh ! dit celui-ci, Tarrou dit cela parce qu'il pense [172] que vous auriez pu nous être utile ici. Mais moi, je comprends trop bien votre désir de partir.

Tarrou offrit une autre tournée. Rambert descendit de son tabouret et le regarda en face pour la première fois :

- En quoi vous serais-je utile ?

- Eh bien, dit Tarrou, en tendant la main vers son verre sans se presser, dans nos formations sanitaires.

Rambert reprit cet air de réflexion butée qui lui était habituel et remonta sur son tabouret.

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- Ces formations ne vous paraissent-elles pas utiles ? dit Tarrou qui venait de boire et regardait Rambert attentivement.

- Très utiles, dit le journaliste, et il but.

Rieux remarqua que sa main tremblait. Il pensa que décidément, oui, il était tout à fait ivre.

Le lendemain, lorsque Rambert entra pour la deuxième fois dans le restaurant espagnol, il passa au milieu d'un petit groupe d'hommes qui avaient sorti des chaises devant l'entrée et goûtaient un soir vert et or où la chaleur commençait seulement de s'affaisser. Ils fumaient un tabac à l'odeur âcre. À l'intérieur, le restaurant était presque désert.

Rambert alla s'asseoir à la table du fond où il avait rencontré Gonzalès, la première fois. Il dit à la serveuse qu'il attendrait. Il était dix-neuf heures trente. Peu à peu, les hommes rentrèrent dans la salle à manger et s'installèrent. On commença à les servir et la voûte surbais-sée s'emplit de bruits de couverts et de conversations sourdes. À

vingt heures, Rambert attendait toujours. On donna de la lumière. De nouveaux clients s'installèrent à sa table. Il commanda son dîner. À

vingt heures trente, il avait terminé sans avoir vu Gonzalès, ni les deux jeunes gens. Il fuma des cigarettes. La salle se vidait lentement. Au dehors, la nuit tombait très [173] rapidement. Un souffle tiède qui venait de la mer soulevait doucement les rideaux des portes-fenêtres.

Quand il fut vingt-et-une heures, Rambert s'aperçut que la salle était vide et que la serveuse le regardait avec étonnement. Il paya et sortit.

Face au restaurant, un café était ouvert. Rambert s'installa au comptoir et surveilla l'entrée du restaurant. À vingt-et-une heures trente, il se dirigea vers son hôtel, cherchant en vain comment rejoindre Gonzalès dont il n'avait pas l'adresse, le coeur désemparé à l'idée de toutes les démarches qu'il faudrait reprendre.

C'est à ce moment, dans la nuit traversée d'ambulances fugitives, qu'il s'aperçut, comme il devait le dire au docteur Rieux, que pendant tout ce temps il avait en quelque sorte oublié sa femme, pour s'appliquer tout entier à la recherche d'une ouverture dans les murs qui la séparaient d'elle. Mais c'est à ce moment aussi que, toutes les voies

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une fois de plus bouchées, il la retrouva de nouveau au centre de son désir, et avec un si soudain éclatement de douleur qu'il se mit à courir vers son hôtel, pour fuir cette atroce brûlure qu'il emportait pourtant avec lui et qui lui mangeait les tempes.

Très tôt, le lendemain, il vint voir cependant Rieux, pour lui demander comment trouver Cottard :

- Tout ce qui me reste à faire, dit-il, c'est de suivre à nouveau la filière.

- Venez demain soir, dit Rieux, Tarrou m'a demandé d'inviter Cottard, je ne sais pourquoi. Il doit venir à dix heures. Arrivez à dix heures et demie.

Lorsque Cottard arriva chez le docteur, le lendemain, Tarrou et Rieux parlaient d'une guérison inattendue qui avait eu lieu dans le service de ce dernier.

- Un sur dix. Il a eu de la chance, disait Tarrou.

- Ah ! bon, dit Cottard, ce n'était pas la peste.

[174] On l'assura qu'il s'agissait bien de cette maladie.

- Ce n'est pas possible puisqu'il est guéri. Vous le savez aussi bien que moi, la peste ne pardonne pas.

- En général, non, dit Rieux. Mais avec un peu d'entêtement, on a des surprises.

Cottard riait.

- Il n'y paraît pas. Vous avez entendu les chiffres, ce soir ?

Tarrou, qui regardait le rentier avec bienveillance, dit qu'il connaissait les chiffres, que la situation était grave, mais qu'est-ce que cela prouvait ? Cela prouvait qu'il fallait des mesures encore plus excep-tionnelles.

- Eh ! Vous les avez déjà prises.

- Oui, mais il faut que chacun les prenne pour son Compte.

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Cottard regardait Tarrou sans comprendre. Celui-ci dit que trop d'hommes restaient inactifs, que l'épidémie était l'affaire de chacun et que chacun devait faire son devoir. Les formations volontaires étaient ouvertes à tous.

- C'est une idée, dit Cottard, mais ça ne servira à rien. La peste est trop forte.

- Nous le saurons, dit Tarrou sur le ton de la patience, quand nous aurons tout essayé.

Pendant ce temps, Rieux à son bureau recopiait des fiches. Tarrou regardait toujours le rentier qui s'agitait sur sa chaise.

- Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, monsieur Cottard ?

L'autre se leva d'un air offensé, prit son chapeau rond à la main :

- Ce n'est pas mon métier.

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