[156] Et justement ce qui reste à retracer avant d'en arriver au sommet de la peste, pendant que le fléau réunissait toutes ses forces pour les jeter sur la ville et s'en emparer définitivement, ce sont les longs efforts désespérés et monotones que les derniers individus, comme Rambert, faisaient pour retrouver leur bonheur et ôter à la peste cette part d'eux-mêmes qu'ils défendaient contre toute atteinte. C'était là leur manière de refuser l'asservissement qui les menaçait, et bien que ce refus-là, apparemment, ne fût pas aussi efficace que l'autre, l'avis du narrateur est qu'il avait bien son sens et qu'il témoignait aussi, dans sa vanité et ses contradictions mêmes, pour ce qu'il y avait alors de fier en chacun de nous.
Rambert luttait pour empêcher que la peste le recouvrît. Ayant acquis la preuve qu'il ne pouvait sortir de la ville par les moyens légaux, il était décidé, avait-il dit à Rieux, à user des autres. Le journaliste commença par les garçons de café. Un garçon de café est toujours au courant de tout. Mais les premiers qu'il interrogea étaient surtout au courant des pénalités très graves qui sanctionnaient ce genre d'entreprises. Dans un cas, il fut même pris pour un provocateur. Il lui fallut
[157] rencontrer Cottard chez Rieux pour avancer un peu. Ce jour-là, Rieux et lui avaient parlé encore des démarches vaines que le journaliste avait faites dans les administrations. Quelques jours après, Cottard rencontra Rambert dans la rue, et l'accueillit avec la rondeur qu'il mettait à présent dans tous ses rapports
Albert Camus, LA PESTE (1947) 132
- Toujours rien ? avait-il dit.
- Non, rien.
- On ne peut pas compter sur les bureaux. Ils ne sont pas faits pour comprendre.
- C'est vrai. Mais je cherche autre chose. C'est difficile.
- Ah ! dit Cottard, je vois.
Lui connaissait une filière et à Rambert, qui s'en étonnait, il expliqua que, depuis longtemps, il fréquentait tous les cafés d'Oran, qu'il y avait des amis et qu'il était renseigné sur l'existence d'une organisation qui s'occupait de ce genre d'opérations. La vérité était que Cottard, dont les dépenses dépassaient désormais les revenus, s'était mêlé à des affaires de contrebande sur les produits rationnés. Il re-vendait ainsi des cigarettes et du mauvais alcool dont les prix montaient sans cesse et qui étaient en train de lui rapporter une petite fortune.
- En êtes-vous bien sûr ? demanda Rambert.
- Oui, puisqu'on me l'a proposé.
- Et vous n'en avez pas profité ?
- Ne soyez pas méfiant, dit Cottard d'un air bonhomme, je n'en ai pas profité parce que je n'ai pas, moi, envie de partir. J'ai mes raisons.
Il ajouta après un silence :
- Vous ne me demandez pas quelles sont mes raisons ?
- Je suppose, dit Rambert, que cela ne me regarde pas.
[158] - Dans un sens, cela ne vous regarde pas, en effet. Mais dans un autre. . Enfin, la seule chose évidente, c'est que je me sens bien mieux ici depuis que nous avons la peste avec nous.
L'autre écourta son discours
- Comment joindre cette organisation ?
- Ah ! dit Cottard, ce n'est pas facile, venez avec moi.
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Il était quatre heures de l'après-midi. Sous un ciel lourd, la ville cuisait lentement. Tous les magasins avaient leur store baissé. Les chaussées étaient désertes. Cottard et Rambert prirent des rues à arcades et marchèrent longtemps sans parler. C'était une de ces heures où la peste se faisait invisible. Ce silence, cette mort des couleurs et des mouvements, pouvaient être aussi bien ceux de l'été que ceux du fléau. On ne savait si l'air était lourd de menaces ou de poussières et de brûlure. Il fallait observer et réfléchir pour rejoindre la peste.
Car elle ne se trahissait que par des signes négatifs. Cottard, qui avait des affinités avec elle, fit remarquer par exemple à Rambert l'absence des chiens qui, normalement, eussent dû être sur le flanc, au seuil des couloirs, haletants, à la recherche d'une fraîcheur impossible.
Ils prirent le boulevard des Palmiers, traversèrent la place d'Armes et descendirent vers le quartier de la Marine. À gauche, un café peint en vert s'abritait sous un store oblique de grosse toile jaune. En entrant, Cottard et Rambert essuyèrent leur front. Ils prirent place sur des chaises pliantes de jardin, devant des tables de tôle verte. La salle était absolument déserte. Des mouches grésillaient dans l'air.
Dans une cage jaune posée sur le comptoir bancal, un perroquet, toutes plumes retombées, était affaissé sur son perchoir. De vieux tableaux, représentant des scènes militaires, [159] pendaient au mur, couverts de crasse et de toiles d'araignée en épais filaments. Sur toutes les tables de tôle, et devant Rambert lui-même, séchaient des fientes de poule dont il s'expliquait mal l'origine jusqu'à ce que d'un coin obscur, après un peu de remue-ménage, un magnifique coq sortît en sautillant.
La chaleur, à ce moment, sembla monter encore. Cottard enleva sa veste et frappa sur la tôle. Un petit homme, perdu dans un long tablier bleu, sortit du fond, salua Cottard du plus loin qu'il le vit, avança en écartant le coq d'un vigoureux coup de pied et demanda, au milieu des gloussements du volatile, ce qu'il fallait servir à ces messieurs. Cottard demanda du vin blanc et s’enquit d'un certain Garcia. Selon le nabot, il y avait déjà quelques jours qu'on ne l'avait vu dans le café.
- Pensez-vous qu'il viendra ce soir ?
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- Eh ! dit l'autre, je ne suis pas dans sa chemise. Mais vous connaissez son heure ?
- Oui, mais ce n'est pas très important. J'ai seulement un ami à lui présenter.
Le garçon essuyait ses mains moites contre le devant de son tablier.
- Ah ! monsieur s'occupe aussi d'affaires ?
- Oui, dit Cottard.
Le nabot renifla :
- Alors, revenez ce soir. je vais lui envoyer le gosse.
En sortant, Rambert demanda de quelles affaires il s'agissait.
- De contrebande, naturellement. Ils font passer des marchandises aux portes de la ville. Ils vendent au prix fort.
- Bon, dit Rambert. Ils ont des complicités ?
- Justement.