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Albert Camus, LA PESTE (1947) 269

cloches de la ville sonnèrent, à la volée, pendant tout l'après-midi. Elles remplissaient de leurs vibrations un ciel bleu et doré. Dans les églises, en effet, des actions de grâces étaient récitées. Mais, en même temps, les lieux de réjouissance étaient pleins à craquer et les cafés, sans se soucier de l'avenir, distribuaient leurs derniers alcools. Devant leurs comptoirs, se pressait une foule de gens pareillement excités et, parmi eux, de nombreux couples enlacés qui ne craignaient pas de se donner en [319] spectacle. Tous criaient ou riaient. La provision de vie qu'ils avaient faite pendant ces mois où chacun avait mis son âme en veilleuse, ils la dépensaient ce jour-là qui était comme le jour de leur survie. Le lendemain, commencerait la vie elle-même, avec ses précautions. Pour le moment, des gens d'origines très différentes se cou-doyaient et fraternisaient. L'égalité que la présence de la mort n'avait pas réalisée en fait, la joie de la délivrance l'établissait, au moins pour quelques heures.

Mais cette banale exubérance ne disait pas tout et ceux qui remplissaient les rues à la fin de l'après-midi, aux côtés de Rambert, dé-guisaient souvent, sous une attitude placide, des bonheurs plus délicats. Bien des couples et bien des familles, en effet, n'avaient pas d'autre apparence que celle de promeneurs pacifiques. En réalité, la plupart effectuaient des pèlerinages délicats aux lieux où ils avaient souffert. Il s'agissait de montrer aux nouveaux venus les signes éclatants ou cachés de la peste, les vestiges de son histoire. Dans quelques cas, on se contentait de jouer au guide, à celui qui a vu beaucoup de choses, au contemporain de la peste, et on parlait du danger sans évoquer la peur. Ces plaisirs étaient inoffensifs. Mais dans d'autres cas, il s'agissait d'itinéraires plus frémissants où un amant, abandonné à la douce angoisse du souvenir, pouvait dire à sa compagne : « En ce lieu, à cette époque, je t'ai désirée et tu n'étais pas là. » Ces touristes de la passion pouvaient alors se reconnaître : ils formaient des îlots de chuchotements et de confidences au milieu du tumulte où ils cheminaient.

Mieux que les orchestres aux carrefours, c'étaient eux qui annonçaient la vraie délivrance. Car ces couples ravis, étroitement ajustés et avares de paroles, affirmaient au milieu du tumulte, avec tout le

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triomphe et l'injustice du bonheur, que la peste était [320] finie et que la terreur avait fait son temps. Ils niaient tranquillement, contre toute évidence, que nous ayons jamais connu ce monde insensé où le meurtre d'un homme était aussi quotidien que celui des mouches, cette sauvagerie bien définie, ce délire calculé, cet emprisonnement qui apportait avec lui une affreuse liberté à l'égard de tout ce qui n'était pas le présent, cette odeur de mort qui stupéfiait tous ceux qu'elle ne tuait pas, ils niaient enfin que nous ayons été ce peuple abasourdi dont tous les jours une partie, entassée dans la gueule d'un four s'évaporait en fumées grasses, pendant que l'autre, chargée des chaînes de l'impuissance et de la peur, attendait son tour.

C'était là, en tout cas, ce qui éclatait aux yeux du docteur Rieux qui, cherchant à gagner les faubourgs, cheminait seul, à la fin de l'après-midi, au milieu des cloches, du canon, des musiques et des cris assourdissants. Son métier continuait, il n'y a pas de congé pour les malades. Dans la belle lumière fine qui descendait sur la ville, s'élevaient les anciennes odeurs de viande grillée et d'alcool anisé. Autour de lui des faces hilares se renversaient contre le ciel. Des hommes et des femmes s'agrippaient les uns aux autres, le visage enflammé, avec tout l'énervement et le cri du désir. Oui, la peste était finie avec la terreur, et ces bras qui se nouaient disaient en effet qu'elle avait été exil et séparation, au sens profond du terme.

Pour la première fois, Rieux pouvait donner un nom à cet air de famille qu'il avait lu, pendant des mois, sur tous les visages des passants.

Il lui suffisait maintenant de regarder autour de lui. Arrivés à la fin de la peste, avec la misère et les privations, tous ces hommes avaient fini par prendre le costume du rôle qu'ils jouaient déjà depuis longtemps, celui d'émigrants dont le visage [321] d'abord, les habits maintenant, disaient l'absence et la patrie lointaine. À partir du moment où la peste avait fermé les portes de la ville, ils n'avaient plus vécu que dans la séparation, ils avaient été retranchés de cette chaleur humaine qui fait tout oublier. À des degrés divers, dans tous les coins de la ville, ces hommes et ces femmes avaient aspiré à une réunion qui n'était pas, pour tous, de la même nature, mais qui, pour tous, était également

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impossible. La plupart avaient crié de toutes leurs forces vers un absent, la chaleur d'un corps, la tendresse ou l'habitude. Quelques-uns, souvent sans le savoir, souffraient d'être placés hors de l'amitié des hommes, de n'être plus à même de les rejoindre par les moyens ordinaires de l'amitié qui sont les lettres, les trains et les bateaux. D'autres, plus rares, comme Tarrou peut-être, avaient désiré la réunion avec quelque chose qu'ils ne pouvaient pas définir, mais qui leur paraissait le seul bien désirable. Et faute d'un autre nom, ils l'appelaient quelquefois la paix.

Rieux marchait toujours. À mesure qu'il avançait, la foule grossis-sait autour de lui, le vacarme s'enflait et il lui semblait que les faubourgs, qu'il voulait atteindre, reculaient d'autant. Peu à peu, il se fondait dans ce grand corps hurlant dont il comprenait de mieux en mieux le cri qui, pour une part au moins, était son cri. Oui, tous avaient souffert ensemble, autant dans leur chair que dans leur âme, d'une vacance difficile, d'un exil sans remède et d'une soif jamais conten-tée. Parmi ces, amoncellements de morts, les timbres des ambulances, les avertissements de ce qu'il est convenu d'appeler le destin, le piétinement obstiné de la peur et la terrible révolte de leur cœur, une grande rumeur n'avait cessé de courir et d'alerter ces êtres épouvantés, leur disant qu'il fallait retrouver leur vraie patrie. [322] Pour eux tous, la vraie patrie se trouvait au delà des murs de cette ville étouffée. Elle était dans ces broussailles odorantes sur les collines, dans la mer, les pays libres et le poids de l'amour. Et c'était vers elle, c'était vers le bonheur, qu'ils. voulaient revenir, se détournant du reste avec dégoût.

Quant au sens que pouvaient avoir cet exil et ce désir de réunion, Rieux n'en savait rien. Marchant toujours, pressé de toutes parts, in-terpellé, il arrivait peu à peu dans des rues moins encombrées et pensait qu'il n'est pas important que ces choses aient un sens ou non, mais qu'il faut voir seulement ce qui est répondu à l'espoir des hommes.

Lui savait désormais ce qui était répondu et il l'apercevait mieux dans les premières rues des faubourgs, presque désertes. Ceux qui, s'en tenant au peu qu'ils étaient, avaient désiré seulement retourner

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dans la maison de leur amour, étaient quelquefois récompensés. Certes, quelques-uns d'entre eux continuaient de marcher dans la ville, solitaires, privés de l'être qu'ils attendaient. Heureux encore ceux qui n'avaient pas été deux fois séparés comme certains qui, avant l'épidémie, n'avaient pu construire, du premier coup, leur amour, et qui avaient aveuglément poursuivi, pendant des années, le difficile accord qui finit par sceller l'un à l'autre des amants ennemis. Ceux-là avaient eu, comme Rieux lui-même, la légèreté de compter sur le temps : ils étaient séparés pour jamais. Mais d'autres, comme Rambert, que le docteur avait quitté le matin même en lui disant : « Courage, c'est maintenant qu'il faut avoir raison », avaient retrouvé sans hésiter l'absent qu'ils avaient cru perdu. Pour quelque temps au moins, ils seraient heureux. Ils savaient maintenant que s'il est une chose qu'on puisse désirer toujours et obtenir quelquefois, c'est la tendresse humaine.

[323] Pour tous ceux, au contraire, qui S'étaient adressés pardessus l'homme à quelque chose qu'ils n'imaginaient même pas, il n'y avait pas eu de réponse. Tarrou avait semblé rejoindre cette paix difficile dont il avait parlé, mais il ne l'avait trouvée que dans la mort, à l'heure où elle ne pouvait lui servir de rien. Si d'autres, au contraire, que Rieux apercevait sur les seuils des maisons, dans la lumière décli-nante, enlacée de toutes leurs forces et se regardant avec emporte-ment, avaient obtenu ce qu'ils voulaient, c'est qu'ils avaient demandé la seule chose qui dépendît d'eux. Et Rieux, au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, pensait qu'il était juste que, de temps en temps au moins, la joie vînt récompenser ceux qui se suffisent de l'homme et de son pauvre et terrible amour.

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[324] Cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu'il en est l'auteur. Mais avant d'en retracer les derniers événements, il voudrait au moins justifier son intervention et faire comprendre qu'il ait tenu à prendre le ton du témoin objectif Pendant toute la durée de la peste, son métier l'a mis à même de voir la plupart de ses concitoyens, et de recueillir leur sentiment. Il était donc bien placé pour rapporter ce qu'il avait vu et entendu. Mais il a voulu le faire avec la retenue désirable. D'une façon générale, il s'est appliqué à ne pas rapporter plus de choses qu'il n'en a pu voir, à ne pas prêter à ses compagnons de peste des pensées qu'en somme ils n'étaient pas forcés de former, et à utiliser seulement les textes que le hasard ou le malheur lui avaient mis entre les mains.

Étant appelé à témoigner, à l'occasion d'une sorte de crime, il a gardé une certaine réserve, comme il convient à un témoin de bonne volonté. Mais en même temps, selon la loi d'un coeur honnête, il a pris délibérément le parti de la victime et a voulu rejoindre les hommes, ses concitoyens, dans les seules certitudes qu'ils aient en commun, et qui sont l'amour, la souffrance [325] et l'exil. C'est ainsi qu'il n'est pas une des angoisses de ses concitoyens qu'il n'ait partagée, aucune situation qui n'ait été aussi la sienne.

Pour être un témoin fidèle, il devait rapporter surtout les actes, les documents et les rumeurs. Mais ce que, personnellement, il avait à di-re, son attente, ses épreuves, il devait les taire. S'il s'en est servi,

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c'est seulement pour comprendre ou faire comprendre ses concitoyens et pour donner une forme, aussi précise que possible, à ce que, la plupart du temps, ils ressentaient confusément. A vrai dire, cet effort de raison ne lui a guère coûté. Quand il se trouvait tenté de mêler directement sa confidence aux mille voix des pestiférés, il était arrêté par la pensée qu'il n'y avait pas une de ses souffrances qui ne fût en même temps celle des autres et que dans un monde où la douleur est si souvent solitaire, cela était un avantage. Décidément, il devait parler pour tous.

Mais il est un de nos concitoyens au moins pour lequel le docteur Rieux ne pouvait parler. Il s'agit, en effet, de celui dont Tarrou avait dit un jour à Rieux : « Son seul vrai crime, c'est d'avoir approuvé dans son cœur ce qui faisait mourir des enfants et des hommes. Le reste, je le comprends, mais ceci, je suis obligé de le lui pardonner. » Il est juste que cette chronique se termine sur lui qui avait un cœur ignorant, c'est-à-dire solitaire.

Quand il fut sorti des grandes rues bruyantes de la fête et au moment de tourner dans la rue de Grand et de Cottard, le docteur Rieux, en effet, fut arrêté par un barrage d'agents. Il ne s'y attendait pas.

Les rumeurs lointaines de la fête faisaient paraître le quartier silencieux et il l'imaginait aussi désert que muet. Il sortit sa carte.

[326] - Impossible, docteur, dit l'agent. Il y a un flou qui tire sur la foule. Mais restez là, vous pourrez être utile.

À ce moment, Rieux vit Grand qui venait vers lui. Grand ne savait rien non plus. On l'empêchait de passer et il avait appris que des coups de feu partaient de sa maison. De loin, on voyait en effet la façade, dorée par la dernière lumière d'un soleil sans chaleur. Autour d'elle, se découpait un grand espace vide qui allait jusqu'au trottoir d'en face.

Au milieu de la chaussée, on apercevait distinctement un drapeau et un bout d'étoffe sale. Rieux et Grand pouvaient voir très loin, de l'autre côté de la rue, un cordon d'agents, parallèle à celui qui les empêchait d'avancer, et derrière lequel quelques habitants du quartier passaient et repassaient rapidement. En regardant bien, ils aperçurent aussi des

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agents, le revolver au poing, tapis dans les portes des immeubles qui faisaient face à la maison. Tous les volets de celle-ci étaient fermés.

Au second cependant, un des volets semblait à demi décroché. Le silence était complet dans la rue. On entendait seulement des bribes de musique qui arrivaient du centre de la ville.

À un moment, d'un des immeubles en face de la maison, deux coups de revolver claquèrent et des éclats sautèrent du volet démantibulé.

Puis, ce fut de nouveau le silence. De loin, et après le tumulte de la journée, cela paraissait un peu irréel à Rieux.

- C'est la fenêtre de Cottard, dit tout d'un coup Grand très agité.

Mais Cottard a pourtant disparu.

Pourquoi tire-t-on ? demanda Rieux à l'agent.

On est en train de l'amuser. On attend un car avec le matériel nécessaire, parce qu'il tire sur ceux qui essaient &entrer par la porte de l'immeuble. Il y a eu un agent d'atteint.

[327] - Pourquoi a-t-il tiré ?

- On ne sait pas. Les gens s'amusaient dans la me. Au premier coup de revolver, ils n'ont pas compris. Au deuxième, il y a eu des cris, un blessé, et tout le monde s'est enfui. Un fou, quoi !

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