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LA PESTE (1947)
V
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[289] Quoique cette brusque retraite de la maladie fût inespérée, nos concitoyens ne se bâtèrent pas de se réjouir. Les mois qui venaient de passer, tout en augmentant leur désir de libération, leur avaient appris la prudence et les avaient habitués à compter de moins en moins sur une fin prochaine de l'épidémie. Cependant, ce fait nouveau était sur toutes les bouches, et, au fond des cœurs, s'agitait un grand espoir inavoué. Tout le reste passait au second plan. Les nouvelles victimes de la peste pesaient bien peu auprès de ce fait exorbitant : les statistiques avaient baissé. Un des signes que l'ère de la santé, sans être ouvertement espérée, était cependant attendue en secret, c'est que nos concitoyens parlèrent volontiers dès ce moment, quoique avec les airs de l'indifférence, de la façon dont la vie se réorganiserait après la peste.
Tout le monde était d'accord pour penser que les commodités de la vie passée ne se retrouveraient pas d'un coup et qu'il était plus facile de détruire que de reconstruire. On estimait simplement que le ravitaillement lui-même pourrait être un peu amélioré, et que, de cette façon, on serait débarrassé du souci le plus pressant. Mais, en fait, sous ces remarques anodines, un [290] espoir insensé se débridait du même coup et à tel point que nos concitoyens en prenaient parfois conscience et affirmaient alors, avec précipitation, qu'en tout état de cause, la délivrance n'était pas pour le lendemain.
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Et, en effet, la peste ne s'arrêta pas le lendemain, mais, en apparence, elle s'affaiblissait plus vite qu'on n'eût pu raisonnablement l'espérer. Pendant les premiers jours de janvier, le froid s'installa avec une persistance inusitée et sembla cristalliser au-dessus de la ville. Et pourtant, jamais le ciel n'avait été si bleu. Pendant des jours entiers, sa splendeur immuable et glacée inonda notre ville d'une lumière ininterrompue. Dans cet air purifié, la peste, en trois semaines et par des chutes successives, parut s'épuiser dans les cadavres de moins en moins nombreux qu'elle alignait. Elle perdit, en un court espace de temps, la presque totalité des forces qu'elle avait mis des mois à accumuler. À la voir manquer des proies toutes désignées, comme Grand ou la jeune fille de Rieux, s'exacerber dans certains quartiers durant deux ou trois jours alors qu'elle disparaissait totalement de certains autres, multiplier les victimes le lundi et, le mercredi, les laisser échapper presque toutes, à la voir ainsi s'essouffler ou se précipiter, on eût dit qu'elle se désorganisait par énervement et lassitude, qu'elle perdait, en même temps que son empire sur elle-même, l'efficacité mathématique et souveraine qui avait été sa force. Le sérum de Castel connaissait, tout d'un coup, des séries de réussites qui lui avaient été refusées jusque là. Chacune des mesures prises par les médecins et qui, auparavant, ne donnaient aucun résultat, paraissait soudain porter à coup sûr. Il semblait que la peste à son tour fût tra-quée et que sa faiblesse soudaine fît la force des armes émoussées qu'on lui avait, jusqu'alors, opposées. De temps en temps seulement,
[291] la maladie se raidissait et, dans une sorte d'aveugle sursaut, emportait trois ou quatre malades dont on espérait la guérison. Ils étaient les malchanceux de la peste, ceux qu'elle tuait en plein espoir.
Ce fut le cas du juge Othon qu'on dut évacuer du camp de quarantaine, et Tarrou dit de lui en effet qu'il n'avait pas eu de chance, sans qu'on pût savoir cependant s'il pensait à la mort ou à la vie du juge.
Mais dans l'ensemble, l'infection reculait sur toute la ligne et les communiqués de la préfecture, qui avaient d'abord fait naître une timide et secrète espérance, finirent par confirmer, dans l'esprit du public, la conviction que la victoire était acquise et que la maladie
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abandonnait ses positions. À la vérité, il était difficile de décider qu'il s'agissait d'une victoire. On était obligé seulement de constater que la maladie semblait partir comme elle était venue. La stratégie qu'on lui opposait n'avait pas changé, inefficace hier et, aujourd'hui, apparemment heureuse. On avait seulement l'impression que la maladie s'était épuisée elle-même ou peut-être qu'elle se retirait après avoir atteint tous ses objectifs. En quelque sorte, son rôle était fini.
On eût dit néanmoins que rien n'était changé en ville. Toujours silencieuses dans la journée, les rues étaient envahies, le soir, par la même foule où dominaient seulement les pardessus et les écharpes.
Les cinémas et les cafés faisaient les mêmes affaires. Mais, à regarder de plus près, on pouvait remarquer que les visages étaient plus dé-tendus et qu'ils souriaient parfois. Et c'était alors l'occasion de constater que, jusqu'ici, personne ne souriait dans les rues. En réalité, dans le voile opaque qui, depuis des mois, entourait la ville, une déchirure venait de se faire et, tous les lundis, chacun pouvait constater, par les nouvelles de la radio, [292] que la déchirure s'agrandissait et qu'enfin il allait être permis de respirer. C'était encore un soulagement tout négatif et qui ne prenait pas d'expression franche. Mais alors qu'auparavant on n'eût pas appris sans quelque incrédulité qu'un train était parti ou un bateau arrivé, ou encore que les autos allaient de nouveau être autorisées à circuler, l'annonce de ces événements à la mi-janvier n'eût provoqué au contraire aucune surprise. C'était peu sans doute.
Mais cette nuance légère traduisait, en fait, les énormes progrès accomplis par nos concitoyens dans la voie de l'espérance. On peut dire d'ailleurs qu'à partir du moment où le plus infime espoir devint possible pour la population, le règne effectif de la peste fut terminé.
Il n'en reste pas moins que, pendant tout le mois de janvier, nos concitoyens réagirent de façon contradictoire. Exactement, ils passèrent par des alternances d'excitation et de dépression. C'est ainsi qu'on eut à enregistrer de nouvelles tentatives d'évasion, au moment même où les statistiques étaient les plus favorables. Cela surprit beaucoup les autorités, et les postes de garde eux-mêmes, puisque la plupart des évasions réussirent. Mais, en réalité, les gens qui s'éva-
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daient à ces moments-là obéissaient à des sentiments naturels. Chez les uns, la peste avait enraciné un scepticisme profond dont ils ne pouvaient pas se débarrasser. L'espoir n'avait plus de prise sur eux. Alors même que le temps de la peste était révolu, ils continuaient à vivre selon ses normes. Ils étaient en retard sur les événements. Chez les autres, au contraire, et ils se recrutaient spécialement chez ceux qui avaient vécu jusque là séparés des êtres qu'ils aimaient, après ce long temps de claustration et d'abattement, le vent d'espoir qui se levait avait allumé une fièvre et une impatience qui leur enlevaient toute maîtrise [293] d'eux-mêmes. Une sorte de panique les prenait à la pensée qu'ils pouvaient, si près du but, mourir peut-être, qu'ils ne reverraient pas l'être qu'ils chérissaient et que ces longues souffrances ne leur seraient pas payées. Alors que pendant des mois, avec une obscure té-nacité, malgré la prison et l'exil, ils avaient persévéré dans l'attente, la première espérance suffit à détruire ce que la peur et le désespoir n'avaient pu entamer. Ils se précipitèrent comme des fous pour devan-cer la peste, incapables de suivre son allure jusqu'au dernier moment.
Dans le même temps, d'ailleurs, des signes spontanés d'optimisme se manifestèrent. C'est ainsi qu'on enregistra une baisse sensible des prix. Du point de vue de l'économie pure, ce mouvement ne s'expliquait pas. Les difficultés restaient les mêmes, les formalités de quarantaine avaient été maintenues aux portes, et le ravitaillement était loin d'être amélioré. On assistait donc à un phénomène purement moral, comme si le recul de la peste se répercutait partout. En même temps, l'optimisme gagnait ceux qui vivaient auparavant en groupes et que la maladie avait obligés à la séparation. Les deux couvents de la ville commencèrent à se reconstituer et la vie commune put reprendre. Il en fut de même pour les militaires, qu'on rassembla de nouveau dans les casernes restées libres : ils reprirent une vie normale de garnison.
Ces petits faits étaient de grands signes.
La population vécut dans cette agitation secrète jusqu'au 25 janvier. Cette semaine-là, les statistiques tombèrent si bas qu'après consultation de la commission médicale, la préfecture annonça que l'épidémie pouvait être considérée comme enrayée. Le communiqué
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ajoutait, il est vrai, que, dans un esprit de prudence qui ne pouvait manquer d'être approuvé par la population, les portes de la ville resteraient fermées pendant deux [294] semaines encore et les mesures prophylactiques maintenues pendant un mois. Durant cette période, au moindre signe que le péril pouvait reprendre, « le statu quo devait être maintenu et les mesures reconduites au-delà ». Tout le monde, cependant, fut d'accord pour considérer ces additions comme des clauses de style et, le soir du 25 janvier, une joyeuse agitation emplit la ville.
Pour s'associer à l'allégresse générale, le préfet donna l'ordre de restituer l'éclairage du temps de la santé. Dans les rues illuminées, sous un ciel froid et pur, nos concitoyens se déversèrent alors en groupes bruyants et rieurs.
Certes, dans beaucoup de maisons, les volets restèrent clos et des familles passèrent en silence cette veillée que d'autres remplissaient de cris. Cependant, pour beaucoup de ces êtres endeuillés, le soulagement aussi était profond, soit que la peur de voir d'autres parents emportés fût enfin calmée, soit que le sentiment de leur conservation personnelle ne fût plus en alerte. Mais les familles qui devaient rester le plus étrangères à la joie générale furent, sans contredit, celles qui, à ce moment même, avaient un malade aux prises avec la -peste dans un hôpital et qui, dans les maisons de quarantaine ou chez elles, attendaient que le fléau en eût vraiment fini avec elles, comme il en avait fini avec les autres. Celles-là concevaient certes de l'espoir, mais elles en faisaient une provision qu'elles tenaient en réserve, et dans laquelle elles se défendaient de puiser avant d'en avoir vraiment le droit. Et cette attente, cette veillée silencieuse, à mi-distance de l'agonie et de la joie, leur paraissait plus cruelle encore, au milieu de la jubilation générale.
Mais ces exceptions n'enlevaient rien à la satisfaction des autres.
Sans doute, la peste n'était pas encore finie et elle devait le prouver.
Pourtant, dans tous les esprits déjà, avec des semaines d'avance, les trams [295] partaient en sifflant sur des voies sans fin et les navires sillonnaient des mers lumineuses. Le lendemain, les esprits seraient plus calmes et les doutes renaîtraient. Mais pour le moment, la ville
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entière s'ébranlait, quittait ces lieux clos, sombres et immobiles, où elle avait jeté ses racines de pierre, et se mettait enfin en marche avec son chargement de survivants. Ce soir-là, Tarrou et Rieux, Rambert et les autres marchaient au milieu de la foule et sentaient eux aussi le sol manquer sous leurs pas. Longtemps après avoir quitté les boulevards, Tarrou et Rieux entendaient encore cette joie les poursuivre, à l'heure même où, dans des ruelles désertes, ils longeaient des fenêtres aux volets clos. Et à cause même de leur fatigue, ils ne pouvaient séparer cette souffrance, qui se prolongeait derrière les volets, de la joie qui emplissait les rues un peu plus loin. La délivrance qui approchait avait un visage mêlé de rires et de larmes.
À un moment où la rumeur se fit plus forte et plus joyeuse, Tarrou s'arrêta. Sur le pavé sombre, une forme courait légèrement. C'était un chat, le premier qu'on eût revu depuis le printemps. Il s'immobilisa un moment au milieu de la chaussée, hésita, lécha sa patte, la passa rapidement sur son oreille droite, reprit sa course silencieuse et disparut dans la nuit. Tarrou sourit. Le petit vieux aussi serait content.
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[296] Mais au moment où la peste semblait s'éloigner pour regagner la tanière inconnue d'où elle était sortie en silence, il y avait au moins quelqu'un dans la ville que ce départ jetait dans la consternation, et c'était Cottard, si l'on en croit les carnets de Tarrou.
À vrai dire, ces carnets deviennent assez bizarres à partir du moment où les statistiques commencent à baisser. Est-ce la fatigue, mais l'écriture en devient difficilement lisible et l'on passe trop souvent d'un sujet à l'autre. De plus, et pour la première fois, ces carnets manquent à l'objectivité et font place à des considérations personnelles. On trouve ainsi, au milieu d'assez longs passages concernant le cas de Cottard, un petit rapport sur le vieux aux chats. À en croire Tarrou, la peste n'avait jamais rien enlevé à sa considération pour ce personnage qui l'intéressait après l'épidémie, comme il l'avait intéressé avant et comme, malheureusement, il ne pourrait plus l'intéresser, quoique sa propre bienveillance, à lui, Tarrou, ne fût pas en cause. Car il avait cherché à le revoir. Quelques jours après cette soirée du 25
janvier, il s'était posté au coin de la petite rue. Les chats étaient là, se réchauffant dans des flaques de soleil, fidèles au rendez-vous. Mais à l'heure habituelle, les volets restèrent obstinément fermés. Au
[297] cours des jours suivants, Tarrou ne les vit plus jamais ouverts. Il en avait conclu curieusement que le petit vieux était vexé ou mort, que s'il était vexé, c'est qu'il pensait avoir raison et que la peste lui avait fait tort, mais que s'il était mort, il fallait se demander à son propos, comme pour le vieil asthmatique, s'il avait été un saint. Tarrou ne le
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pensait pas, mais estimait qu'il y avait dans le cas du vieillard une « indication ». « Peut-être, observaient les carnets, ne peut-on aboutir qu'à des approximations de sainteté. Dans ce cas, il faudrait se contenter d'un satanisme modeste et charitable. »