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- Oui, dit-il, vous devriez vous dépêcher de réussir.

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Une ombre passa sur le visage de Rambert :

- Vous savez, dit-il d'une voix sourde, ce n'est pas cela qui me fait partir.

[167] Rieux répondit qu'il le savait, mais Rambert continuait :

- Je crois que je ne suis pas lâche, du moins la plupart du temps.

J'ai eu l'occasion de l'éprouver. Seulement, il y a des idées que je ne peux pas supporter.

Le docteur le regarda en face.

- Vous la retrouverez, dit-il.

- Peut-être, mais je ne peux pas supporter l'idée que cela va durer et qu'elle vieillira pendant tout ce temps. À trente ans, on commence à vieillir et il faut profiter de tout. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre.

Rieux murmurait qu'il croyait comprendre, lorsque Tarrou arriva, très animé.

- Je viens de demander à Paneloux de se joindre à nous.

- Eh bien ? demanda le docteur.

- Il a réfléchi et il a dit oui.

- J'en suis content, dit le docteur. Je suis content de le savoir meilleur que son prêche.

- Tout le monde est comme ça, dit Tarrou. Il faut seulement leur donner l'occasion.

il sourit et cligna de l'œil vers Rieux.

- C'est mon affaire à moi, dans la vie, de fournir des occasions.

- Pardonnez-moi, dit Rambert, mais il faut que je parte.

Le jeudi du rendez-vous, Rambert se rendit sous le porche de la cathédrale, cinq minutes avant huit heures. L'air était encore assez frais. Dans le ciel progressaient de petits nuages blancs et ronds que, tout à l'heure, la montée de la chaleur avalerait d'un coup. Une vague

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odeur d'humidité montait encore des pelouses, pourtant desséchées.

Le soleil, derrière les maisons de l'est, réchauffait seulement le cas-que de la Jeanne d'Arc entièrement dorée qui garnit la place. Une hor-loge [168] sonna les huit coups. Rambert fit quelques pas sous le porche désert. De vagues psalmodies lui parvenaient de l'intérieur avec de vieux parfums de cave et d'encens. Soudain, les chants se turent. Une dizaine de petites formes noires sortirent de l'église et se mirent à trottiner vers la ville. Rambert commença à s'impatienter. D'autres formes noires faisaient l'ascension des grands escaliers et se dirigeaient vers le porche. Il alluma une cigarette, puis s'avisa que le lieu peut-être ne l'y autorisait pas.

À huit heures quinze, les orgues de la cathédrale commencèrent à jouer en sourdine. Rambert entra sous la voûte obscure. Au bout d'un moment, il put apercevoir, dans la nef, les petites formes noires qui étaient passées devant lui. Elles étaient toutes réunies dans un coin, devant une sorte d'autel improvisé où l'on venait d'installer un saint Roch, hâtivement exécuté dans un des ateliers de notre ville. Agenouil-lées, elles semblaient s’être recroquevillées encore, perdues dans la grisaille comme des morceaux d'ombre coagulée, à peine plus épaisses, çà et là, que la brume dans laquelle elles flottaient. Au-dessus d'elles, les orgues faisaient des variations sans fin.

Lorsque Rambert sortit, Gonzalès descendait déjà les escaliers et se dirigeait vers la ville.

- Je croyais que tu étais parti, dit-il au journaliste. C'était normal.

Il expliqua qu'il avait attendu ses amis à un autre rendez-vous qu'il leur avait donné, non loin de là, à huit heures moins dix. Mais il les avait attendus vingt minutes, en vain.

- Il y a un empêchement, c'est sûr. On n'est pas toujours à l'aise dans le travail que nous faisons.

Il proposait un autre rendez-vous, le lendemain, à la [169] même heure, devant le monument aux morts. Rambert soupira et rejeta son feutre en arrière.

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- Ce n'est rien, conclut Gonzalès en riant. Pense un peu à toutes les combinaisons, les descentes et les passes qu'il faut faire avant de marquer un but.

- Bien sûr, dit encore Rambert. Mais la partie ne dure qu'une heure et demie.

Le monument aux morts d'Oran se trouve sur le seul endroit d'où l'on peut apercevoir la mer, une sorte de promenade longeant, sur une assez courte distance, les falaises qui dominent le port. Le lendemain, Rambert, premier au rendez-vous, lisait avec attention la liste des morts aux champ d'honneur. Quelques minutes après, deux hommes s'approchèrent, le regardèrent avec indifférence, puis allèrent s'accouder au parapet de la promenade et parurent tout à fait absorbés par la contemplation des quais vides et déserts. Ils étaient tous les deux de la même taille, vêtus tous les deux d'un pantalon bleu et d'un tricot marine à manches courtes. Le journaliste s'éloigna un peu, puis s'assit sur un banc et put les regarder à loisir. Il s'aperçut alors qu'ils n'avaient sans doute pas plus de vingt ans. À ce moment, il vit Gonzalès qui marchait vers lui en s'excusant.

« Voilà nos amis », dit-il, et il l'amena vers les deux jeunes gens qu'il présenta sous les noms de Marcel et de Louis. De face, ils se ressemblaient beaucoup et Rambert estima qu'ils étaient frères.

- Voilà, dit Gonzalès. Maintenant la connaissance est faite. Il faudra arranger l'affaire elle-même.

Marcel ou Louis dit alors que leur tour de garde commençait dans deux jours, durait une semaine et qu'il faudrait repérer le jour le plus commode. Ils étaient quatre à garder la porte ouest et les deux autres étaient [170] des militaires de carrière. Il n'était pas question de les mettre dans l'affaire. Ils n'étaient pas sûrs et, d'ailleurs, cela aug-menterait les frais. Mais il arrivait, certains soirs, que les deux collègues allassent passer une partie de la nuit dans l'arrière-salle d'un bar qu'ils connaissaient. Marcel ou Louis proposait ainsi à Rambert de venir s'installer chez eux, à proximité des portes, et d'attendre qu'on vînt le chercher. Le passage alors serait tout à fait facile. Mais il fallait se

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dépêcher parce qu'on parlait, depuis peu, d'installer des doubles postes à l'extérieur de la ville.

Rambert approuva et offrit quelques-unes de ses dernières cigarettes. Celui des deux qui n'avait pas encore parlé demanda alors à Gonzalès si la question des frais était réglée et si l'on pouvait recevoir des avances.

- Non, dit Gonzalès, ce n'est pas la peine, c'est un copain. Les frais seront réglés au départ.

On convint d'un nouveau rendez-vous. Gonzalès proposa un dîner au restaurant espagnol, le surlendemain. De là, on pourrait se rendre à la maison des gardes.

- Pour la première nuit, dit-il à Rambert, je te tiendrai compagnie.

Le lendemain, Rambert, remontant dans sa chambre, croisa Tarrou dans l'escalier de l'hôtel.

- Je vais rejoindre Rieux, lui dit ce dernier, voulez-vous venir ?

- Je ne suis jamais sûr de ne pas le déranger, dit Rambert après une hésitation.

- Je ne crois pas, il m'a beaucoup parlé de vous.

Le journaliste réfléchissait :

- Écoutez, dit-il. Si vous avez un moment après dîner, même tard, venez au bar de l'hôtel tous les deux.

- Ça dépend de lui et de la peste, dit Tarrou.

À onze heures du soir, pourtant, Rieux et Tarrou [171] entrèrent dans le bar, petit et étroit. Une trentaine de personnes s'y cou-doyaient et parlaient à très haute voix. Venus du silence de la ville empestée, les deux arrivants s'arrêtèrent, un peu étourdis. Ils comprirent cette agitation en voyant qu'on servait encore des alcools. Rambert était à une extrémité du comptoir et leur faisait signe du haut de son tabouret. Ils l'entourèrent, Tarrou repoussant avec tranquillité un voisin bruyant.

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