Un jour, vers dix heures, après une longue et épuisante journée, Tarrou accompagna Rieux, qui allait faire au vieil asthmatique sa visite du soir. Le ciel luisait doucement au-dessus des maisons du vieux quartier. Un léger vent soufflait sans bruit à travers les carrefours [265]
obscurs. Venus des rues calmes, les deux hommes tombèrent sur le bavardage du vieux. Celui-ci leur apprit qu'il y en avait qui n'étaient pas d'accord, que l'assiette au beurre était toujours pour les mêmes,
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que tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse et que, probablement, et là il se frotta les mains, il y aurait du grabuge. Le docteur le soigna sans qu'il cessât de commenter les événements.
Ils entendaient marcher au-dessus d'eux. La vieille femme, remarquant l'air intéressé de Tarrou, leur expliqua que des voisines se tenaient sur la terrasse. Ils apprirent en même temps qu'on avait une belle vue, de là-haut, et que les terrasses des maisons se rejoignant souvent par un côté, il était possible aux femmes du quartier de se rendre visite sans sortir de chez elles.
- Oui, dit le vieux, montez donc. Là-haut, c'est le bon air.
Ils trouvèrent la terrasse vide, et garnie de trois chaises. D'un cô-té, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on n'apercevait que des terrasses qui finissaient par s'adosser à une masse obscure et pierreuse où ils reconnurent la première colline. De l'autre côté, par-dessus quelques rues et le port invisible, le regard plongeait sur un horizon où le ciel et la mer se mêlaient dans une palpitation indistincte. Au-delà de ce qu'ils savaient être les falaises, une lueur dont ils n'apercevaient pas la source reparaissait régulièrement : le phare de la passe, depuis le printemps, continuait à tourner pour des navires qui se détournaient vers d'autres ports. Dans le ciel balayé et lustré par le vent, des étoiles pures brillaient et la lueur lointaine du phare y mêlait, de moment en moment, une cendre passagère. La brise apportait des odeurs d'épices et de pierre. Le silence était absolu.
[266] - Il fait bon, dit Rieux, en s'asseyant. C'est comme si la peste n'était jamais montée là.
Tarrou lui tournait le dos et regardait la mer.
- Oui, dit-il après un moment, il fait bon.
Il vint s'asseoir auprès du docteur et le regarda attentivement.
Trois fois, la lueur reparut dans le ciel. Un bruit de vaisselle choquée monta jusqu'à eux des profondeurs de la rue. Une porte claqua dans la maison.
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- Rieux, dit Tarrou sur un ton très naturel, vous n'avez jamais cherché à savoir qui j'étais ? Avez-vous de l'amitié pour moi ?
- Oui, répondit le docteur, j'ai de l'amitié pour vous. Mais jusqu'ici le temps nous a manqué.
- Bon, cela me rassure. Voulez-vous que cette heure soit celle de l'amitié ?
Pour toute réponse, Rieux lui sourit.
- Eh bien, voilà. .
Quelques rues plus loin, une auto sembla glisser longuement sur le pavé mouillé. Elle s'éloigna et, après elle, des exclamations confuses, venues de loin, rompirent encore le silence. Puis il retomba sur les deux hommes avec tout son poids de ciel et d'étoiles. Tarrou s'était levé pour se percher sur le parapet de la terrasse, face à Rieux, toujours tassé au creux de sa chaise. On ne voyait de lui qu'une forme massive, découpée dans le ciel. Il parla longtemps et voici à peu près son discours reconstitué :
« Disons pour simplifier, Rieux, que je souffrais déjà de la peste bien avant de connaître cette ville et cette épidémie. C'est assez dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet état, et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. Moi, j'ai toujours voulu en sortir.
[267] « Quand j'étais jeune, je vivais avec l'idée de mon innocence, c'est-à-dire avec pas d'idée du tout. je n'ai pas le genre tourmenté, j'ai débuté comme il convenait. Tout me réussissait, j'étais à l'aise dans l'intelligence, au mieux avec les femmes, et si j'avais quelques inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. Un jour, j'ai commencé à réfléchir. Maintenant. .
« Il faut vous dire que je n'étais pas pauvre comme vous. Mon père était avocat général, ce qui est une situation. Pourtant, il n'en portait pas l'air, étant de naturel bonhomme. Ma mère était simple et effacée, je n'ai jamais cessé de l'aimer, mais je préfère ne pas en parler.
Lui s'occupait de moi avec affection et je crois même qu'il essayait de
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me comprendre. Il avait des aventures au dehors, j'en suis sûr maintenant, et, aussi bien, je suis loin de m'en indigner. Il se conduisait en tout cela comme il fallait attendre qu'il se conduisît, sans choquer personne. Pour parler bref, il n'était pas très original et, aujourd'hui qu'il est mort, je me rends compte que s'il n'a pas vécu comme un saint, il n'a pas été non plus un mauvais homme. Il tenait le milieu, voilà tout, et c'est le type d'homme pour lequel on se sent une affection raisonnable, celle qui fait qu'on continue.
« Il avait cependant une particularité : le grand indicateur Chaix était son livre de chevet. Ce n'était pas qu'il voyageât, sauf aux vacances, pour aller en Bretagne où il avait une petite propriété. Mais il était à même de vous dire exactement les heures de départ et d'arrivée du Paris-Berlin, les combinaisons d'horaires qu'il fallait faire pour aller de Lyon à Varsovie, le kilométrage exact entre les capitales de votre choix. Êtes-vous capable de dire comment on va de Briançon à Chamonix ? Même un chef de gare s'y perdrait. Mon père ne s'y perdait pas. [268] Il s'exerçait à peu près tous les soirs à enrichir ses connaissances sur ce point, et il en était plutôt fier. Cela m'amusait beaucoup, et je le questionnais souvent, ravi de vérifier ses réponses dans le Chaix et de reconnaître qu'il ne s'était pas trompé. Ces petits exercices nous ont beaucoup liés l'un à l'autre, car je lui fournissais un auditoire dont il appréciait la bonne volonté. Quant à moi, je trouvais que cette supériorité qui avait trait aux chemins de fer en valait bien une autre.
« Mais je me laisse aller et je risque de donner trop d'importance à cet honnête homme. Car, pour finir, il n'a eu qu'une influence indirecte sur ma détermination. Tout au plus m'a-t-il fourni une occasion. Quand j'ai eu dix-sept ans, en effet, mon père m'a invité à aller l'écouter. Il s'agissait d'une affaire importante, en Cour d'assises, et, certainement, il avait pensé qu'il apparaîtrait sous son meilleur jour. je crois aussi qu'il comptait sur cette cérémonie, propre à frapper les jeunes imaginations, pour me pousser à entrer dans la carrière que lui-même avait choisie. J'avais accepté, parce que cela faisait plaisir à mon père et parce que, aussi bien, j'étais curieux de le voir et de l'entendre
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dans un autre rôle que celui qu'il jouait parmi nous. je ne pensais à rien de plus. Ce qui se passait dans un tribunal m'avait toujours paru aussi naturel et inévitable qu'une revue de 14 juillet ou une distribution de prix. J'en avais une idée fort abstraite et qui ne me gênait pas.
« Je n'ai pourtant gardé de cette journée qu'une seule image, celle du coupable. Je crois qu'il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d'une trentaine d'années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu'il avait fait et ce qu'on allait lui faire, qu'au bout de quelques minutes, je n'eus plus d'yeux que pour [269] lui. Il avait l'air d'un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le nœud de sa cravate ne s'ajustait pas exactement à l'angle du col. Il se rongeait les ongles d'une seule main, la droite. . Bref, je n'insiste pas, vous avez compris qu'il était vivant.
« Mais moi, je m'en apercevais brusquement, alors que, jusqu'ici, je n'avais pensé à lui qu'à travers la catégorie commode d'« inculpé ». Je ne puis dire que j'oubliais alors mon père, mais quelque chose me serrait le ventre qui m'enlevait toute autre attention que celle que je portais au prévenu. Je n'écoutais presque rien, je sentais qu'on voulait tuer cet homme vivant et un instinct formidable comme une vague me portait àses côtés avec une sorte d'aveuglement entêté. je ne me ré-veillais vraiment qu'avec le réquisitoire de mon père.
« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je compris qu'il demandait la mort de cet homme au nom de la société et qu'il demandait même qu'on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai : « Cette tête doit tomber. »
Mais, à la fin, la différence n'était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu'il obtint cette tête. Simplement, ce n'est pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l'affaire ensuite jusqu'à sa conclusion, exclusivement, j'eus avec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l'eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume, assister à ce qu'on appelait poliment les derniers moments et qu'il faut bien nommer le plus abject des assassinats.
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« À partir de ce moment, je ne pus regarder l'indicateur Chaix qu'avec un dégoût abominable. À partir de ce moment, je m'intéressai avec horreur à la justice, aux condamnations à mort, aux exécutions et je constatai [270] avec un vertige que mon père avait dû assister plusieurs fois à l'assassinat et que c'était les jours où, justement, il se levait très tôt. Oui, il remontait son réveil dans ces cas-là. je n'osai pas en parler à ma mère, mais je l'observai mieux alors et je compris qu'il n'y avait plus rien entre eux et qu'elle menait une vie de renoncement. Cela m'aida à lui pardonner, comme je disais alors. Plus tard, je sus qu'il n'y avait rien à lui pardonner, parce qu'elle avait été pauvre toute sa vie jusqu'à son mariage et que la pauvreté lui avait appris la résignation.
« Vous attendez sans doute que je vous dise que je suis parti aussitôt. Non, je suis resté plusieurs mois, presque une année. Mais j'avais le cœur malade. Un soir, mon père demanda son réveil parce qu'il devait se lever tôt. je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, quand il revint, j'étais parti. Disons tout de suite que mon père me fit rechercher, que j'allai le voir, que sans rien expliquer, je lui dis calmement que je me tuerais s'il me forçait à revenir. Il finit par accepter, car il était de naturel plutôt doux, me fit un discours sur la stupidité qu'il y avait à vouloir vivre sa vie (c'est ainsi qu'il s'expliquait mon geste et je ne le dissuadai point), mille recommandations, et réprima les larmes sincères qui lui venaient. Par la suite, assez longtemps après cependant, je revins régulièrement voir ma mère et je le rencontrai alors.
Ces rapports lui suffirent, je crois. Pour moi, je n'avais pas d'animosi-té contre lui, seulement un peu de tristesse au cœur. Quand il mourut, je pris ma mère avec moi et elle y serait encore si elle n'était pas morte à son tour.
« J'ai longuement insisté sur ce début parce qu'il fut en effet au début de tout. J'irai plus vite maintenant. J'ai connu la pauvreté à dix-huit ans, au sortir de l'aisance. J'ai fait mille métiers pour gagner ma vie. Ça ne m'a pas trop mal réussi. Mais ce qui m'intéressait, [271]
c'était la condamnation à mort. Je voulais régler un compte avec le hibou roux. En conséquence, j'ai fait de la politique comme on dit. Je
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