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En faisant ces réflexions, Mathilde traçait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu’elle venait d’achever 766

l’étonna, la ravit : il ressemblait à Julien d’une manière frappante. C’est la voix du ciel ! voilà un des miracles de l’amour, s’écria-t-elle avec transport : sans m’en douter je fais son portrait.

Elle s’enfuit dans sa chambre, s’y enferma, s’appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le portrait de Julien, mais elle ne put réussir

; le profil tracé au hasard se trouva toujours le plus ressemblant ; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve évidente de grande passion.

Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller à l’Opéra italien. Elle n’eut qu’une idée, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mère à les accompagner.

Il ne parut point ; ces dames n’eurent que des êtres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l’opéra, Mathilde rêva à l’homme qu’elle aimait avec les transports de la passion la plus vive ; mais au second acte une maxime d’amour chantée, il faut l’avouer, sur une mélodie digne de Cimarosa, pénétra son cœur.

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L’héroïne de l’opéra disait : Il faut me punir de l’excès d’adoration que je sens pour lui, je l’aime trop !

Du moment qu’elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait ; elle ne répondait pas ; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un état d’exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. La cantilène pleine d’une grâce divine sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une application si frappante à sa position, occupait tous les instants où elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la musique, elle fut ce soir-là comme madame de Rênal était toujours en pensant à Julien. L’amour de tête a plus d’esprit sans doute que l’amour vrai, mais il n’a que des instants d’enthousiasme ; il se connaît trop, il se juge sans cesse ; loin d’égarer la pensée, il n’est bâti qu’à force de pensées.

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De retour à la maison, quoi que pût dire madame de La Mole, Mathilde prétendit avoir la fièvre, et passa une partie de la nuit à répéter cette cantilène sur son piano. Elle chantait les paroles de l’air célèbre qui l’avait charmée : Devo punirmi, devo punirmi,

Se troppo amai, etc.

Le résultat de cette nuit de folie, fut qu’elle crut être parvenue à triompher de son amour.

(Cette page nuira de plus d’une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées

l’accuseront d’indécence. Il ne fait point l’injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris de supposer qu’une seule d’entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d’imagination, et même imaginé bien en dehors des habitudes sociales qui parmi tous les siècles assureront un rang si distingué à la civilisation du XIXe siècle.

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Ce n’est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l’ornement des bals de cet hiver.

Je ne pense pas non plus que l’on puisse les accuser de trop mépriser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agréable dans le monde. Loin de ne voir que de l’ennui dans tous ces avantages, ils sont en général l’objet des désirs les plus constants, et s’il y a passion dans les cœurs elle est pour eux.

Ce n’est point l’amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes gens doués de quelque talent comme Julien

; ils s’attachent d’une

étreinte invincible à une coterie, et quand la coterie fait fortune, toutes les bonnes choses de la société pleuvent sur eux. Malheur à l’homme d’étude qui n’est d’aucune coterie, on lui reprochera jusqu’à de petits succès fort incertains, et la haute vertu triomphera en le volant. Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des 770

bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former.

Maintenant qu’il est bien convenu que le caractère de Mathilde est impossible dans notre siècle, non moins prudent que vertueux, je crains moins d’irriter en continuant le récit des folies de cette aimable fille.)

Pendant toute la journée du lendemain elle épia les occasions de s’assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de déplaire en tout à Julien ; mais aucun de ses mouvements ne lui échappa.

Julien était trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une manœuvre de passion aussi compliquée, encore moins put-il voir tout ce qu’elle avait de favorable pour lui : il en fut la victime ; jamais peut-être son malheur n’avait été aussi excessif. Ses actions étaient tellement peu 771

sous la direction de son esprit que si quelque philosophe chagrin lui eût dit

: «

Songez à

profiter rapidement des dispositions qui vont vous être favorables ; dans ce genre d’amour de tête, que l’on voit à Paris, la même manière d’être ne peut durer plus de deux jours », il ne l’eût pas compris. Mais quelque exalté qu’il fût, Julien avait de l’honneur. Son premier devoir était la discrétion

; il le comprit. Demander conseil,

raconter son supplice au premier venu eût été un bonheur comparable à celui du malheureux qui, traversant un désert enflammé, reçoit du ciel une goutte d’eau glacée. Il connut le péril, il craignit de répondre par un torrent de larmes à l’indiscret qui l’interrogerait ; il s’enferma chez lui.

Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin

; quand enfin elle l’eut quitté, il y descendit ; il s’approcha d’un rosier où elle avait pris une fleur.

La nuit était sombre, il put se livrer à tout son malheur sans craindre d’être vu. Il était évident pour lui que mademoiselle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de 772

parler si gaiement. Elle l’avait aimé, lui, mais elle avait connu son peu de mérite.

Et en effet j’en ai bien peu ! se disait Julien avec pleine conviction ; je suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable à moi-même. Il était mortellement dégoûté de toutes ses bonnes qualités, de toutes les choses qu’il avait aimées avec enthousiasme

; et dans cet état

d’ imagination renversée, il entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d’un homme supérieur.

Plusieurs fois l’idée du suicide s’offrit à lui ; cette image était pleine de charmes, c’était comme un repos délicieux ; c’était le verre d’eau glacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de chaleur.

Ma mort augmentera le mépris qu’elle a pour moi ! s’écria-t-il. Quel souvenir je laisserai !

Are sens

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