Dans la nuit même qui suivit la déclaration de brouille éternelle, Julien faillit devenir fou en étant obligé de s’avouer qu’il aimait mademoiselle de La Mole.
Des combats affreux suivirent cette
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découverte
: tous ses sentiments étaient
bouleversés.
Deux jours après, au lieu d’être fier avec M.
de Croisenois, il l’aurait presque embrassé en fondant en larmes.
L’habitude du malheur lui donna une lueur de bon sens, il se décida à partir pour le Languedoc, fit sa malle et alla à la poste.
Il se sentit défaillir quand, arrivé au bureau des malles-poste, on lui apprit que, par un hasard singulier, il y avait une place le lendemain dans la malle de Toulouse. Il l’arrêta et revint à l’hôtel de La Mole, annoncer son départ au marquis.
M. de La Mole était sorti. Plus mort que vif, Julien alla l’attendre dans la bibliothèque. Que devint-il en y trouvant mademoiselle de La Mole ?
En le voyant paraître, elle prit un air de méchanceté auquel il lui fut impossible de se méprendre.
Emporté par son malheur, égaré par la surprise, Julien eut la faiblesse de lui dire, du ton 748
le plus tendre et qui venait de l’âme : Ainsi, vous ne m’aimez plus ?
– J’ai horreur de m’être livrée au premier venu, dit Mathilde en pleurant de rage contre elle-même.
– Au premier venu
! s’écria Julien, et il
s’élança sur une vieille épée du moyen âge, qui était conservée dans la bibliothèque comme une curiosité.
Sa douleur, qu’il croyait extrême au moment où il avait adressé la parole à mademoiselle de La Mole, venait d’être centuplée par les larmes de honte qu’il lui voyait répandre. Il eût été le plus heureux des hommes de pouvoir la tuer.
Au moment où il venait de tirer l’épée, avec quelque peine, de son fourreau antique, Mathilde, heureuse d’une sensation si nouvelle, s’avança fièrement vers lui ; ses larmes s’étaient taries.
L’idée du marquis de La Mole, son
bienfaiteur, se présenta vivement à Julien. Je tuerais sa fille ! se dit-il, quelle horreur ! Il fit un mouvement pour jeter l’épée. Certainement, 749
pensa-t-il, elle va éclater de rire à la vue de ce mouvement de mélodrame : il dut à cette idée le retour de tout son sang-froid. Il regarda la lame de la vieille épée curieusement et comme s’il y eût cherché quelque tache de rouille, puis il la remit dans le fourreau, et avec la plus grande tranquillité la replaça au clou de bronze doré qui la soutenait.
Tout ce mouvement, fort lent sur la fin, dura bien une minute ; mademoiselle de La Mole le regardait étonnée. J’ai donc été sur le point d’être tuée par mon amant ! se disait-elle.
Cette idée la transportait dans les plus beaux temps du siècle de Charles IX et de Henri III.
Elle était immobile devant Julien qui venait de replacer l’épée, elle le regardait avec des yeux où il n’y avait plus de haine. Il faut convenir qu’elle était bien séduisante en ce moment, certainement jamais femme n’avait moins ressemblé à une poupée parisienne (ce mot était la grande objection de Julien contre les femmes de ce pays).
Je vais retomber dans quelque faiblesse pour 750
lui, pensa Mathilde ; c’est bien pour le coup qu’il se croirait mon seigneur et maître, après une rechute, et au moment précis où je viens de lui parler si ferme. Elle s’enfuit.
Mon Dieu ! qu’elle est belle ! dit Julien en la voyant courir : voilà cet être qui se précipitait dans mes bras avec tant de fureur il n’y a pas huit jours... Et ces instants ne reviendront jamais ! Et c’est par ma faute ! Et, au moment d’une action si extraordinaire, si intéressante pour moi, je n’y étais pas sensible !... Il faut avouer que je suis né avec un caractère bien plat et bien malheureux.
Le marquis parut
; Julien se hâta de lui
annoncer son départ.
– Pour où ? dit M. de La Mole.
– Pour le Languedoc.
– Non pas, s’il vous plaît, vous êtes réservé à de plus hautes destinées, si vous partez ce sera pour le Nord... même, en termes militaires, je vous consigne à l’hôtel. Vous m’obligerez de n’être jamais plus de deux ou trois heures absent, je puis avoir besoin de vous d’un moment à 751
l’autre.
Julien salua, et se retira sans mot dire, laissant le marquis fort étonné ; il était hors d’état de parler, il s’enferma dans sa chambre. Là, il put s’exagérer en liberté toute l’atrocité de son sort.
Ainsi, pensait-il, je ne puis pas même m’éloigner
! Dieu sait combien de jours le
marquis va me retenir à Paris ; grand Dieu ! Que vais-je devenir ? Et pas un ami que je puisse consulter : l’abbé Pirard ne me laisserait pas finir la première phrase, le comte Altamira me proposerait de m’affilier à quelque conspiration.