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Dans d’autres instants, le délire du bonheur 912

l’emportait sur tous les conseils de la prudence.

C’était auprès d’un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher l’échelle, dans le jardin, qu’il avait coutume d’aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde et pleurer son inconstance. Un fort grand chêne était tout près, et le tronc de cet arbre l’empêchait d’être vu des indiscrets.

Passant avec Mathilde dans ce même lieu qui lui rappelait si vivement l’excès de son malheur, le contraste du désespoir passé et de la félicité présente fut trop fort pour son caractère ; des larmes inondèrent ses yeux, et, portant à ses lèvres la main de son amie : – Ici, je vivais en pensant à vous ; ici, je regardais cette persienne, j’attendais des heures entières le moment fortuné où je verrais cette main l’ouvrir...

Sa faiblesse fut complète. Il lui peignit avec ces couleurs vraies qu’on n’invente point l’excès de son désespoir d’alors. De courtes interjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce...

Que fais-je, grand Dieu ! se dit Julien revenant 913

à lui tout à coup. Je me perds.

Dans l’excès de son alarme, il crut déjà voir moins d’amour dans les yeux de mademoiselle de La Mole. C’était une illusion ; mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d’une pâleur mortelle. Ses yeux s’éteignirent un instant, et l’expression d’une hauteur non exempte de méchanceté succéda bientôt à celle de l’amour le plus vrai et le plus abandonné.

Qu’avez-vous donc, mon ami

? lui dit

Mathilde avec tendresse et inquiétude.

– Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens à vous. Je me le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir.

Vous m’aimez, vous m’êtes dévouée, et je n’ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire.

– Grand Dieu ! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis deux minutes ?

– Et je me les reproche vivement, chère amie.

Je les ai composées autrefois pour une femme qui m’aimait et m’ennuyait... C’est le défaut de mon 914

caractère, je me dénonce moi-même à vous, pardonnez-moi.

Des larmes amères inondaient les joues de Mathilde.

Dès que, par quelque nuance qui m’a

choqué, j’ai un moment de rêverie forcée, continuait Julien, mon exécrable mémoire, que je maudis en ce moment, m’offre une ressource et j’en abuse.

– Je viens donc de tomber à mon insu dans quelque action qui vous aura déplu ? dit Mathilde avec une naïveté charmante.

– Un jour, je m’en souviens, passant près de ces chèvrefeuilles, vous avez cueilli une fleur, M.

de Luz vous l’a prise, et vous la lui avez laissée.

J’étais à deux pas.

M. de Luz

? C’est impossible, reprit

Mathilde, avec la hauteur qui lui était si naturelle : je n’ai point ces façons.

– J’en suis sûr, répliqua vivement Julien.

– Eh bien ! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux tristement. Elle savait 915

positivement que depuis bien des mois elle n’avait pas permis une telle action à M. de Luz.

Julien la regarda avec une tendresse inexprimable : Non, se dit-il, elle ne m’aime pas moins.

Elle lui reprocha le soir, en riant, son goût pour madame de Fervaques : un bourgeois aimer une parvenue ! Les cœurs de cette espèce sont peut-être les seuls que mon Julien ne puisse rendre fou. Elle avait fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux.

Dans le temps qu’il se croyait méprisé de Mathilde, Julien était devenu l’un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espèce ; une fois sa toilette arrangée, il n’y songeait plus.

Une chose piquait Mathilde, Julien continuait à copier les lettres russes, et à les envoyer à la maréchale.

916

XXXII

Le tigre

Hélas ! pourquoi ces choses et non pas d’autres ?

Beaumarchais.

Un voyageur anglais raconte l’intimité où il vivait avec un tigre

; il l’avait élevé et le

caressait, mais toujours sur sa table tenait un pistolet armé.

Julien ne s’abandonnait à l’excès de son bonheur que dans les instants où Mathilde ne pouvait en lire l’expression dans ses yeux. Il s’acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre quelque mot dur.

Quand la douceur de Mathilde, qu’il observait avec étonnement, et l’excès de son dévouement étaient sur le point de lui ôter tout empire sur lui-même, il avait le courage de la quitter 917

brusquement.

Pour la première fois Mathilde aima.

La vie, qui toujours pour elle s’était traînée à pas de tortue, volait maintenant.

Are sens