Julien fit des copies des deux dernières, les cacha dans un volume du beau Voltaire de la bibliothèque, et porta lui-même les originaux à la poste.
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Quand il fut de retour : Dans quelle folie je vais me jeter ! se dit-il avec surprise et terreur. Il avait été un quart d’heure sans regarder en face son action de la nuit prochaine.
Mais, si je refuse, je me méprise moi-même dans la suite ! Toute la vie cette action sera un grand sujet de doute, et, pour moi, un tel doute est le plus cuisant des malheurs. Ne l’ai-je pas éprouvé pour l’amant d’Amanda ! Je crois que je me pardonnerais plus aisément un crime bien clair ; une fois avoué, je cesserais d’y penser.
Quoi ! j’aurai été en rivalité avec un homme portant un des plus beaux noms de France, et je me serai moi-même, de gaieté de cœur, déclaré son inférieur ! Au fond, il y a de la lâcheté à ne pas aller. Ce mot décide tout, s’écria Julien en se levant... d’ailleurs elle est bien jolie !
Si ceci n’est pas une trahison, quelle folie elle fait pour moi
!... Si c’est une mystification,
parbleu ! messieurs, il ne tient qu’à moi de rendre la plaisanterie sérieuse, et ainsi ferai-je.
Mais s’ils m’attachent les bras au moment de l’entrée dans la chambre ; ils peuvent avoir placé 724
quelque machine ingénieuse !
C’est comme un duel, se dit-il en riant, il y a parade à tout, dit mon maître d’armes, mais le bon Dieu, qui veut qu’on en finisse, fait que l’un des deux oublie de parer. Du reste, voici de quoi leur répondre : il tirait ses pistolets de poche ; et quoique l’amorce fût fulminante, il la renouvela.
Il y avait encore bien des heures à attendre ; pour faire quelque chose, Julien écrivit à Fouqué : « Mon ami, n’ouvre la lettre ci-incluse qu’en cas d’accident, si tu entends dire que quelque chose d’étrange m’est arrivé. Alors, efface les noms propres du manuscrit que je t’envoie, et fais-en huit copies que tu enverras aux journaux de Marseille, Bordeaux, Lyon, Bruxelles, etc. ; dix jours plus tard, fais imprimer ce manuscrit, envoie le premier exemplaire à M.
le marquis de La Mole ; et quinze jours après, jette les autres exemplaires de nuit dans les rues de Verrières. »
Ce petit mémoire justificatif arrangé en forme de conte, que Fouqué ne devait ouvrir qu’en cas d’accident, Julien le fit aussi peu compromettant 725
que possible pour mademoiselle de La Mole, mais enfin il peignait fort exactement sa position.
Julien achevait de fermer son paquet, lorsque la cloche du dîner sonna ; elle fit battre son cœur.
Son imagination, préoccupée du récit qu’il venait de composer, était toute aux pressentiments tragiques. Il s’était vu saisi par des domestiques, garrotté, conduit dans une cave avec un bâillon dans la bouche. Là, un domestique le gardait à vue, et si l’honneur de la noble famille exigeait que l’aventure eût une fin tragique, il était facile de tout finir avec ces poisons qui ne laissent point de traces ; alors, on disait qu’il était mort de maladie, et on le transportait mort dans sa chambre.
Ému de son propre conte comme un auteur dramatique, Julien avait réellement peur lorsqu’il entra dans la salle à manger. Il regardait tous ces domestiques en grande livrée. Il étudiait leur physionomie. Quels sont ceux qu’on a choisis pour l’expédition de cette nuit ? se disait-il. Dans cette famille, les souvenirs de la cour de Henri III sont si présents, si souvent rappelés, que, se 726
croyant outragés, ils auront plus de décision que les autres personnages de leur rang. Il regarda mademoiselle de La Mole pour lire dans ses yeux les projets de sa famille ; elle était pâle, et avait tout à fait une physionomie du moyen âge.
Jamais il ne lui avait trouvé l’air si grand, elle était vraiment belle et imposante. Il en devint presque amoureux. Pallida morte futura, se dit-il (Sa pâleur annonce ses grands desseins).
En vain, après dîner, il affecta de se promener longtemps dans le jardin, mademoiselle de La Mole n’y parut pas. Lui parler eût, dans ce moment, délivré son cœur d’un grand poids.
Pourquoi ne pas l’avouer
? il avait peur.
Comme il était résolu à agir, il s’abandonnait à ce sentiment sans vergogne. Pourvu qu’au moment d’agir, je me trouve le courage qu’il faut, se disait-il, qu’importe ce que je puis sentir en ce moment ? Il alla reconnaître la situation et le poids de l’échelle.
C’est un instrument, se dit-il riant, dont il est dans mon destin de me servir ! ici comme à Verrières. Quelle différence ! Alors, ajouta-t-il 727
avec un soupir, je n’étais pas obligé de me méfier de la personne pour laquelle je m’exposais.
Quelle différence aussi dans le danger !
J’eusse été tué dans les jardins de M. de Rênal qu’il n’y avait point de déshonneur pour moi.
Facilement on eût rendu ma mort inexplicable.
Ici, quels récits abominables ne va-t-on pas faire dans les salons de l’hôtel de Chaulnes, de l’hôte de Caylus, de l’hôtel de Retz, etc., partout enfin.
Je serai un monstre dans la postérité.
Pendant deux ou trois ans, reprit-il en riant, et se moquant de soi. Mais cette idée l’anéantissait.
Et moi, où pourra-t-on me justifier
? En
supposant que Fouqué imprime mon pamphlet posthume, ce ne sera qu’une infamie de plus.
Quoi ! Je suis reçu dans une maison, et pour prix de l’hospitalité que j’y reçois, des bontés dont on m’y accable, j’imprime un pamphlet sur ce qui s’y passe ! j’attaque l’honneur des femmes ! Ah !
mille fois plutôt, soyons dupes !
Cette soirée fut affreuse.
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XVI