909
Il se promenait dans sa petite chambre, ivre de joie. À la vérité, ce bonheur était plus d’orgueil que d’amour.
Lui faire peur ! se répétait-il fièrement, et il avait raison d’être fier. Même dans ses moments les plus heureux, madame de Rênal doutait toujours que mon amour fût égal au sien. Ici, c’est un démon que je subjugue, donc il faut subjuguer.
Il savait bien que le lendemain dès huit heures du matin, Mathilde serait à la bibliothèque ; il n’y parut qu’à neuf heures, brûlant d’amour, mais sa tête dominait son cœur. Une seule minute peut-être ne se passa pas sans qu’il ne se répétât : La tenir toujours occupée de ce grand doute
:
M’aime-t-il ? Sa brillante position, les flatteries de tout ce qui lui parle la portent un peu trop à se rassurer.
Il la trouva pâle, calme, assise sur le divan, mais hors d’état apparemment de faire un seul mouvement. Elle lui tendit la main :
– Ami, je t’ai offensé, il est vrai ; tu peux être fâché contre moi ?...
910
Julien ne s’attendait pas à ce ton si simple. Il fut sur le point de se trahir.
– Vous voulez des garanties, mon ami, ajouta-t-elle après un silence qu’elle avait espéré voir rompre ; il est juste. Enlevez-moi, partons pour Londres... Je serai perdue à jamais, déshonorée...
Elle eut le courage de retirer sa main à Julien pour s’en couvrir les yeux. Tous les sentiments de retenue et de vertu féminine étaient rentrés dans cette âme... Eh bien ! déshonorez-moi, dit-elle enfin avec un soupir, c’est une garantie.
Hier j’ai été heureux parce que j’ai eu le courage d’être sévère avec moi-même, pensa Julien. Après un petit moment de silence, il eut assez d’empire sur son cœur pour dire d’un ton glacial :
– Une fois en route pour Londres, une fois déshonorée, pour me servir de vos expressions, qui me répond que vous m’aimerez ? que ma présence dans la chaise de poste ne vous semblera point importune ? Je ne suis pas un monstre, vous avoir perdue dans l’opinion ne sera pour moi qu’un malheur de plus. Ce n’est pas 911
votre position avec le monde qui fait obstacle, c’est par malheur votre caractère. Pouvez-vous vous répondre à vous-même que vous m’aimerez huit jours ?
(Ah ! qu’elle m’aime huit jours, huit jours seulement, se disait tout bas Julien, et j’en mourrai de bonheur. Que m’importe l’avenir, que m’importe la vie ? et ce bonheur divin peut commencer en cet instant si je veux, il ne dépend que de moi !)
Mathilde le vit pensif.
– Je suis donc tout à fait indigne de vous, dit-elle en lui prenant la main.
Julien l’embrassa, mais à l’instant la main de fer du devoir saisit son cœur. Si elle voit combien je l’adore, je la perds. Et, avant de quitter ses bras, il avait repris toute la dignité qui convient à un homme.
Ce jour-là et les suivants, il sut cacher l’excès de sa félicité ; il y eut des moments où il se refusait jusqu’au plaisir de la serrer dans ses bras.
Dans d’autres instants, le délire du bonheur 912
l’emportait sur tous les conseils de la prudence.
C’était auprès d’un berceau de chèvrefeuilles disposé pour cacher l’échelle, dans le jardin, qu’il avait coutume d’aller se placer pour regarder de loin la persienne de Mathilde et pleurer son inconstance. Un fort grand chêne était tout près, et le tronc de cet arbre l’empêchait d’être vu des indiscrets.
Passant avec Mathilde dans ce même lieu qui lui rappelait si vivement l’excès de son malheur, le contraste du désespoir passé et de la félicité présente fut trop fort pour son caractère ; des larmes inondèrent ses yeux, et, portant à ses lèvres la main de son amie : – Ici, je vivais en pensant à vous ; ici, je regardais cette persienne, j’attendais des heures entières le moment fortuné où je verrais cette main l’ouvrir...
Sa faiblesse fut complète. Il lui peignit avec ces couleurs vraies qu’on n’invente point l’excès de son désespoir d’alors. De courtes interjections témoignaient de son bonheur actuel qui avait fait cesser cette peine atroce...
Que fais-je, grand Dieu ! se dit Julien revenant 913
à lui tout à coup. Je me perds.
Dans l’excès de son alarme, il crut déjà voir moins d’amour dans les yeux de mademoiselle de La Mole. C’était une illusion ; mais la figure de Julien changea rapidement et se couvrit d’une pâleur mortelle. Ses yeux s’éteignirent un instant, et l’expression d’une hauteur non exempte de méchanceté succéda bientôt à celle de l’amour le plus vrai et le plus abandonné.
–
Qu’avez-vous donc, mon ami
? lui dit
Mathilde avec tendresse et inquiétude.
– Je mens, dit Julien avec humeur, et je mens à vous. Je me le reproche, et cependant Dieu sait que je vous estime assez pour ne pas mentir.
Vous m’aimez, vous m’êtes dévouée, et je n’ai pas besoin de faire des phrases pour vous plaire.
– Grand Dieu ! ce sont des phrases que tout ce que vous me dites de ravissant depuis deux minutes ?
– Et je me les reproche vivement, chère amie.
Je les ai composées autrefois pour une femme qui m’aimait et m’ennuyait... C’est le défaut de mon 914
caractère, je me dénonce moi-même à vous, pardonnez-moi.
Des larmes amères inondaient les joues de Mathilde.
–