Depuis un mois elle était malheureuse, mais cette âme hautaine était bien loin de s’avouer ses sentiments. Le hasard tout seul avait amené cette explosion. Un instant la jalousie et l’amour l’avaient emporté sur l’orgueil. Elle était placée sur le divan et fort près de lui. Il voyait ses cheveux et son cou d’albâtre ; un moment il 898
oublia tout ce qu’il se devait ; il passa le bras autour de sa taille, et la serra presque contre sa poitrine.
Elle tourna la tête vers lui lentement : il fut étonné de l’extrême douleur qui était dans ses yeux, c’était à ne pas reconnaître leur physionomie habituelle.
Julien sentit ses forces l’abandonner, tant était mortellement pénible l’acte de courage qu’il s’imposait.
Ces yeux n’exprimeront bientôt que le plus froid dédain, se dit Julien, si je me laisse entraîner au bonheur de l’aimer. Cependant, d’une voix éteinte et avec des paroles qu’elle avait à peine la force d’achever, elle lui répétait en ce moment l’assurance de tous ses regrets pour des démarches que trop d’orgueil avait pu conseiller.
– J’ai aussi de l’orgueil, lui dit Julien d’une voix à peine formée, et ses traits peignaient le point extrême de l’abattement physique.
Mathilde se retourna vivement vers lui.
899
Entendre sa voix était un bonheur à l’espérance duquel elle avait presque renoncé. En ce moment, elle ne se souvenait de sa hauteur que pour la maudire, elle eût voulu trouver des démarches insolites, incroyables, pour lui prouver jusqu’à quel point elle l’adorait et se détestait elle-même.
– C’est probablement à cause de cet orgueil, continua Julien, que vous m’avez distingué un instant
; c’est certainement à cause de cette fermeté courageuse et qui convient à un homme que vous m’estimez en ce moment. Je puis avoir de l’amour pour la maréchale...
Mathilde tressaillit
; ses yeux prirent une
expression étrange. Elle allait entendre prononcer son arrêt. Ce mouvement n’échappa point à Julien ; il sentit faiblir son courage.
Ah ! se disait-il en écoutant le son des vaines paroles que prononçait sa bouche comme il eût fait un bruit étranger ; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas !
– Je puis avoir de l’amour pour la maréchale, continuait-il... et sa voix s’affaiblissait toujours ; 900
mais certainement, je n’ai de son intérêt pour moi aucune preuve décisive...
Mathilde le regarda : il soutint ce regard, du moins il espéra que sa physionomie ne l’avait pas trahi. Il se sentait pénétré d’amour jusque dans les replis les plus intimes de son cœur. Jamais il ne l’avait adorée à ce point ; il était presque aussi fou que Mathilde. Si elle se fût trouvé assez de sang-froid et de courage pour manœuvrer, il fût tombé à ses pieds, en abjurant toute vaine comédie. Il eut assez de force pour pouvoir continuer à parler. Ah ! Korasoff, s’écria-t-il intérieurement, que n’êtes-vous ici ! quel besoin j’aurais d’un mot pour diriger ma conduite !
Pendant ce temps sa voix disait :
–
À défaut de tout autre sentiment, la reconnaissance suffirait pour m’attacher à la maréchale ; elle m’a montré de l’indulgence, elle m’a consolé quand on me méprisait... Je puis ne pas avoir une foi illimitée en de certaines apparences extrêmement flatteuses sans doute, mais peut-être aussi, bien peu durables.
– Ah ! grand Dieu ! s’écria Mathilde.
901
–
Eh bien
! quelle garantie me donnerez-
vous ? reprit Julien avec un accent vif et ferme, et qui semblait abandonner pour un instant les formes prudentes de la diplomatie. Quelle garantie, quel dieu me répondra que la position que vous semblez disposée à me rendre en cet instant vivra plus de deux jours ?
– L’excès de mon amour et de mon malheur si vous ne m’aimez plus, lui dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui.
Le mouvement violent qu’elle venait de faire avait un peu déplacé sa pèlerine
: Julien
apercevait ses épaules charmantes. Ses cheveux un peu dérangés lui rappelèrent un souvenir délicieux...
Il allait céder. Un mot imprudent, se dit-il, et je fais recommencer cette longue suite de journées passées dans le désespoir. Madame de Rênal trouvait des raisons pour faire ce que son cœur lui dictait : cette jeune fille du grand monde ne laisse son cœur s’émouvoir que lorsqu’elle s’est prouvé par bonnes raisons qu’il doit être ému.
902
Il vit cette vérité en un clin d’œil, et en un clin d’œil aussi retrouva du courage.
Il retira ses mains que Mathilde pressait dans les siennes et avec un respect marqué s’éloigna un peu d’elle. Un courage d’homme ne peut aller plus loin. Il s’occupa ensuite à réunir toutes les lettres de madame de Fervaques qui étaient éparses sur le divan, et ce fut avec l’apparence d’une politesse extrême et si cruelle en ce moment qu’il ajouta :
–
Mademoiselle de La Mole daignera me
permettre de réfléchir sur tout ceci. Il s’éloigna rapidement et quitta la bibliothèque
; elle
l’entendit refermer successivement toutes les portes.