Dès que, par quelque nuance qui m’a
choqué, j’ai un moment de rêverie forcée, continuait Julien, mon exécrable mémoire, que je maudis en ce moment, m’offre une ressource et j’en abuse.
– Je viens donc de tomber à mon insu dans quelque action qui vous aura déplu ? dit Mathilde avec une naïveté charmante.
– Un jour, je m’en souviens, passant près de ces chèvrefeuilles, vous avez cueilli une fleur, M.
de Luz vous l’a prise, et vous la lui avez laissée.
J’étais à deux pas.
–
M. de Luz
? C’est impossible, reprit
Mathilde, avec la hauteur qui lui était si naturelle : je n’ai point ces façons.
– J’en suis sûr, répliqua vivement Julien.
– Eh bien ! il est vrai, mon ami, dit Mathilde en baissant les yeux tristement. Elle savait 915
positivement que depuis bien des mois elle n’avait pas permis une telle action à M. de Luz.
Julien la regarda avec une tendresse inexprimable : Non, se dit-il, elle ne m’aime pas moins.
Elle lui reprocha le soir, en riant, son goût pour madame de Fervaques : un bourgeois aimer une parvenue ! Les cœurs de cette espèce sont peut-être les seuls que mon Julien ne puisse rendre fou. Elle avait fait de vous un vrai dandy, disait-elle en jouant avec ses cheveux.
Dans le temps qu’il se croyait méprisé de Mathilde, Julien était devenu l’un des hommes les mieux mis de Paris. Mais encore avait-il un avantage sur les gens de cette espèce ; une fois sa toilette arrangée, il n’y songeait plus.
Une chose piquait Mathilde, Julien continuait à copier les lettres russes, et à les envoyer à la maréchale.
916
XXXII
Le tigre
Hélas ! pourquoi ces choses et non pas d’autres ?
Beaumarchais.
Un voyageur anglais raconte l’intimité où il vivait avec un tigre
; il l’avait élevé et le
caressait, mais toujours sur sa table tenait un pistolet armé.
Julien ne s’abandonnait à l’excès de son bonheur que dans les instants où Mathilde ne pouvait en lire l’expression dans ses yeux. Il s’acquittait avec exactitude du devoir de lui dire de temps à autre quelque mot dur.
Quand la douceur de Mathilde, qu’il observait avec étonnement, et l’excès de son dévouement étaient sur le point de lui ôter tout empire sur lui-même, il avait le courage de la quitter 917
brusquement.
Pour la première fois Mathilde aima.
La vie, qui toujours pour elle s’était traînée à pas de tortue, volait maintenant.
Comme il fallait cependant que l’orgueil se fît jour de quelque façon, elle voulait s’exposer avec témérité à tous les dangers que son amour pouvait lui faire courir. C’était Julien qui avait de la prudence ; et c’était seulement quand il était question de danger qu’elle ne cédait pas à sa volonté ; mais soumise et presque humble avec lui, elle n’en montrait que plus de hauteur envers tout ce qui dans la maison l’approchait, parents ou valets.
Le soir au salon, au milieu de soixante personnes, elle appelait Julien pour lui parler en particulier et longtemps.
Le petit Tanbeau s’établissant un jour à côté d’eux, elle le pria d’aller lui chercher dans la bibliothèque le volume de Smollett où se trouve la révolution de 1688 ; et comme il hésitait : –
Que rien ne vous presse, ajouta-t-elle avec une 918
expression d’insultante hauteur qui fut un baume pour l’âme de Julien.
– Avez-vous remarqué le regard de ce petit monstre ? lui dit-il.
– Son oncle a dix ou douze ans de service dans ce salon, sans quoi je le ferais chasser à l’instant.
Sa conduite envers MM. de Croisenois, de Luz, etc., parfaitement polie pour la forme, n’était guère moins provocante au fond. Mathilde se reprochait vivement toutes les confidences faites jadis à Julien, et d’autant plus qu’elle n’osait lui avouer qu’elle avait exagéré les marques d’intérêt presque tout à fait innocentes dont ces messieurs avaient été l’objet.
Malgré les plus belles résolutions, sa fierté de femme l’empêchait tous les jours de dire à Julien : C’est parce que je parlais à vous que je trouvais du plaisir à décrire la faiblesse que j’avais de ne pas retirer ma main, lorsque M. de Croisenois posant la sienne sur une table de marbre venait à l’effleurer un peu.
Aujourd’hui, à peine un de ces messieurs lui 919