quoi ! ma fille ne sera pas duchesse ! Toutes les fois que ces deux idées se présentaient aussi nettement, M. de La Mole était torturé et les mouvements de son âme n’étaient plus volontaires. Julien craignit d’être battu.
Dans les intervalles lucides, et lorsque le marquis commençait à s’accoutumer à son malheur, il adressait à Julien des reproches assez raisonnables :
– Il fallait fuir, monsieur, lui disait-il... Votre devoir était de fuir... Vous êtes le dernier des hommes...
Julien s’approcha de la table et écrivit :
«
Depuis longtemps la vie m’est
insupportable, j’y mets un terme. Je priemonsieur le marquis d’agréer, avec l’expressiond’une reconnaissance sans bornes, mes excusesde l’embarras que ma mort dans son hôtel peutcauser. »
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– Que monsieur le marquis daigne parcourir ce papier... Tuez-moi, dit Julien, ou faites-moi tuer par votre valet de chambre. Il est une heure du matin, je vais me promener au jardin vers le mur du fond.
– Allez à tous les diables, lui cria le marquis comme il s’en allait.
– Je comprends, pensa Julien ; il ne serait pas fâché de me voir épargner la façon de ma mort à son valet de chambre... Qu’il me tue, à la bonne heure, c’est une satisfaction que je lui offre...
Mais, parbleu, j’aime la vie... Je me dois à mon fils.
Cette idée, qui pour la première fois paraissait aussi nettement à son imagination, l’occupa tout entier après les premières minutes de promenade données au sentiment du danger.
Cet intérêt si nouveau en fit un être prudent. Il me faut des conseils pour me conduire avec cet homme fougueux... Il n’a aucune raison, il est capable de tout. Fouqué est trop éloigné, d’ailleurs il ne comprendrait pas les sentiments d’un cœur tel que celui du marquis.
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Le comte Altamira... Suis-je sûr d’un silence éternel ? Il ne faut pas que ma demande de conseils soit une action, et complique ma position. Hélas ! il ne me reste que le sombre abbé Pirard... Son esprit est rétréci par le jansénisme... Un coquin de jésuite connaîtrait le monde, et serait mieux mon fait... M. Pirard est capable de me battre au seul énoncé du crime.
Le génie de Tartufe vint au secours de Julien : Eh bien, j’irai me confesser à lui. Telle fut la dernière résolution qu’il prit au jardin après s’être promené deux grandes heures. Il ne pensait plus qu’il pouvait être surpris par un coup de fusil, le sommeil le gagnait.
Le lendemain de très grand matin, Julien était à plusieurs lieues de Paris, frappant à la porte du sévère janséniste. Il trouva, à son grand étonnement, qu’il n’était point trop surpris de sa confidence.
J’ai peut-être des reproches à me faire, se disait l’abbé plus soucieux qu’irrité. J’avais cru deviner cet amour. Mon amitié pour vous, petit malheureux, m’a empêché d’avertir le père...
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– Que va-t-il faire ? lui dit vivement Julien.
(Il aimait l’abbé en ce moment, et une scène lui eût été fort pénible.)
Je vois trois partis, continua Julien : 1° M. de La Mole peut me faire donner la mort ; et il raconta la lettre de suicide qu’il avait laissée au marquis ; 2° me faire tirer au blanc par le comte Norbert, qui me demanderait un duel.
– Vous accepteriez ? dit l’abbé furieux, et se levant.
–
Vous ne me laissez pas achever.
Certainement je ne tirerais jamais sur le fils de mon bienfaiteur.
3° Il peut m’éloigner. S’il me dit : Allez à Édimbourg, à New-York, j’obéirai. Alors on peut cacher la position de mademoiselle de La Mole ; mais je ne souffrirai point qu’on supprime mon fils.
– Ce sera là, n’en doutez point, la première idée de cet homme corrompu...
À Paris, Mathilde était au désespoir. Elle avait vu son père vers les sept heures. Il lui avait 933
montré la lettre de Julien, elle tremblait qu’il n’eût trouvé noble de mettre fin à sa vie : Et sans ma permission ? se disait-elle avec une douleur qui était de la colère.
– S’il est mort, je mourrai, dit-elle à son père.
C’est vous qui serez cause de sa mort... Vous vous en réjouirez peut-être... Mais je le jure à ses mânes, d’abord je prendrai le deuil, et serai publiquement madame veuve Sorel, j’enverrai mes billets de faire part, comptez là-dessus...
Vous ne me trouverez pusillanime ni lâche.
Son amour allait jusqu’à la folie. À son tour, M. de La Mole fut interdit.
Il commença à voir les événements avec quelque raison. Au déjeuner, Mathilde ne parut point. Le marquis fut délivré d’un poids immense, et surtout flatté, quand il s’aperçut qu’elle n’avait rien dit à sa mère.
Julien descendait de cheval. Mathilde le fit appeler, et se jeta dans ses bras presque à la vue de sa femme de chambre. Julien ne fut pas très reconnaissant de ce transport, il sortait fort diplomate et fort calculateur de sa longue 934
conférence avec l’abbé Pirard. Son imagination était éteinte par le calcul des possibles. Mathilde, les larmes aux yeux, lui apprit qu’elle avait vu sa lettre de suicide.
– Mon père peut se raviser ; faites-moi le plaisir de partir à l’instant même pour Villequier.
Remontez à cheval, sortez de l’hôtel avant qu’on ne se lève de table.