« Gardez-vous de faire de nouvelles folies ; voici un brevet de lieutenant de hussards pour M.
le chevalier Julien Sorel de La Vernaye. Vous voyez ce que je fais pour lui. Ne me contrariez 948
pas, ne m’interrogez pas. Qu’il parte dans vingt-quatre heures, pour se faire recevoir à Strasbourg, où est son régiment. Voici un mandat sur mon banquier ; qu’on m’obéisse. »
L’amour et la joie de Mathilde n’eurent plus de bornes ; elle voulut profiter de la victoire, et répondit à l’instant :
« M. de La Vernaye serait à vos pieds, éperdu de reconnaissance, s’il savait tout ce que vous daignez faire pour lui. Mais, au milieu de cette générosité, mon père m’a oubliée ; l’honneur de votre fille est en danger. Une indiscrétion peut faire une tache éternelle, et que vingt mille écus de rente ne répareraient pas. Je n’enverrai le brevet à M. de La Vernaye que si vous me donnez votre parole que, dans le courant du mois prochain, mon mariage sera célébré en public, à Villequier. Bientôt après cette époque, que je vous supplie de ne pas outrepasser, votre fille ne pourra paraître en public qu’avec le nom de madame de La Vernaye. Que je vous remercie, 949
cher papa, de m’avoir sauvée de ce nom de Sorel », etc., etc.
La réponse fut imprévue.
«
Obéissez, ou je me rétracte de tout.
Tremblez, jeune imprudente. Je ne sais pas encore ce que c’est que votre Julien, et vous-même vous le savez moins que moi. Qu’il parte pour Strasbourg, et songe à marcher droit. Je ferai connaître mes volontés d’ici à quinze jours. »
Cette réponse si ferme étonna Mathilde. Je ne connais pas Julien ; ce mot la jeta dans une rêverie, qui bientôt finit par les suppositions les plus enchanteresses ; mais elle les croyait la vérité. L’esprit de mon Julien n’a pas revêtu le petit uniforme mesquin des salons, et mon père ne croit pas à sa supériorité, précisément à cause de ce qui la prouve...
Toutefois si je n’obéis pas à cette velléité de caractère, je vois la possibilité d’une scène 950
publique ; un éclat abaisse ma position dans le monde, et peut me rendre moins aimable aux yeux de Julien. Après l’éclat... pauvreté pour dix ans ; et la folie de choisir un mari à cause de son mérite ne peut se sauver du ridicule que par la plus brillante opulence. Si je vis loin de mon père, à son âge, il peut m’oublier... Norbert épousera une femme aimable, adroite : le vieux Louis XIV fut séduit par la duchesse de Bourgogne...
Elle se décida à obéir, mais se garda de communiquer la lettre de son père à Julien ; ce caractère farouche eût pu être porté à quelque folie.
Le soir, lorsqu’elle apprit à Julien qu’il était lieutenant de hussards, sa joie fut sans bornes. On peut se la figurer par l’ambition de toute sa vie, et par la passion qu’il avait maintenant pour son fils. Le changement de nom le frappait d’étonnement.
Après tout, pensait-il, mon roman est fini, et à moi seul tout le mérite. J’ai su me faire aimer de ce monstre d’orgueil, ajoutait-il en regardant 951
Mathilde ; son père ne peut vivre sans elle, et elle sans moi.
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XXXV
Un orage
Mon Dieu, donnez-moi la médiocrité !
MIRABEAU.
Son âme était absorbée ; il ne répondait qu’à demi à la vive tendresse qu’elle lui témoignait. Il restait silencieux et sombre. Jamais il n’avait paru si grand, si adorable aux yeux de Mathilde. Elle redoutait quelque subtilité de son orgueil qui viendrait déranger toute la position.
Presque tous les matins, elle voyait l’abbé Pirard arriver à l’hôtel. Par lui Julien ne pouvait-il pas avoir pénétré quelque chose des intentions de son père ? Le marquis lui-même, dans un moment de caprice, ne pouvait-il pas lui avoir écrit ? Après un aussi grand bonheur, comment expliquer l’air sévère de Julien
? Elle n’osa
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l’interroger.
Elle n’osa ! elle, Mathilde ! Il y eut dès ce moment, dans son sentiment pour Julien, du vague, de l’imprévu, presque de la terreur. Cette âme sèche sentit de la passion tout ce qui en est possible dans un être élevé au milieu de cet excès de civilisation que Paris admire.
Le lendemain de grand matin, Julien était au presbytère de l’abbé Pirard. Des chevaux de poste arrivaient dans la cour avec une chaise délabrée, louée à la poste voisine.
– Un tel équipage n’est plus de saison, lui dit le sévère abbé, d’un air rechigné. Voici vingt mille francs dont M. de La Mole vous fait cadeau ; il vous engage à les dépenser dans l’année, mais en tâchant de vous donner le moins de ridicules possibles. (Dans une somme aussi forte, jetée à un jeune homme, le prêtre ne voyait qu’une occasion de pécher.)
Le marquis ajoute : M. Julien de La Vernaye aura reçu cet argent de son père, qu’il est inutile de désigner autrement. M. de La Vernaye jugera peut-être convenable de faire un cadeau à M.
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Sorel, charpentier à Verrières, qui soigna son enfance... Je pourrai me charger de cette partie de la commission, ajouta l’abbé
; j’ai enfin
déterminé M. de La Mole à transiger avec cet abbé de Frilair, si jésuite. Son crédit est décidément trop fort pour le nôtre. La reconnaissance implicite de votre haute naissance par cet homme qui gouverne Besançon sera une des conditions tacites de l’arrangement.
Julien ne fut plus maître de son transport, il embrassa l’abbé, il se voyait reconnu.
– Fi donc ! dit M. Pirard en le repoussant ; que veut dire cette vanité mondaine ?... Quant à Sorel et à ses fils, je leur offrirai, en mon nom, une pension annuelle de cinq cents francs, qui leur sera payée à chacun, tant que je serai content d’eux.
Julien était déjà froid et hautain. Il remercia, mais en termes très vagues et n’engageant à rien.
Serait-il bien possible, se disait-il, que je fusse le fils naturel de quelque grand seigneur exilé dans nos montagnes par le terrible Napoléon ? À
chaque instant cette idée lui semblait moins 955