dans le couronnement d’un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s’y était cachée.
Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit à regarder Julien, auquel les gendarmes cherchaient à faire traverser la foule.
Tâchons de ne pas apprêter à rire à ce fripon de Valenod, pensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a prononcé la déclaration qui entraîne la peine de mort ! tandis que ce pauvre président des assises, tout juge qu’il est depuis nombre d’années, avait la larme à l’œil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre ancienne rivalité auprès de madame de Rênal !... Je ne la verrai donc plus !
C’en est fait... Un dernier adieu est impossible entre nous, je le sens... Que j’aurais été heureux de lui dire toute l’horreur que j’ai de mon crime !
Seulement ces paroles
: Je me trouve
justement condamné.
1033
XLII
En ramenant Julien en prison, on l’avait introduit dans une chambre destinée aux condamnés à mort. Lui qui, d’ordinaire, remarquait jusqu’aux plus petites circonstances, ne s’était point aperçu qu’on ne le faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu’il dirait à madame de Rênal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la voir. Il pensait qu’elle l’interromprait, et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. Après une telle action, comment lui persuader que je l’aime uniquement ? Car enfin, j’ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde.
En se mettant au lit il trouva des draps d’une toile grossière. Ses yeux se dessillèrent. Ah ! je suis au cachot, se dit-il, comme condamné à mort. C’est juste...
Le comte Altamira me racontait que, la veille 1034
de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix : C’est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps ; on peut bien dire : Je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : J’ai été guillotiné.
Pourquoi pas, reprit Julien, s’il y a une autre vie ?... Ma foi, si je trouve le Dieu des chrétiens, je suis perdu : c’est un despote, et, comme tel, il est rempli d’idées de vengeance ; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne l’ai jamais aimé ; je n’ai même jamais voulu croire qu’on l’aimât sincèrement. Il est sans pitié (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d’une manière abominable...
Mais si je trouve le Dieu de Fénelon ! Il me dira peut-être : Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé...
Ai-je beaucoup aimé ? Ah ! j’ai aimé madame de Rênal, mais ma conduite a été atroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été abandonné pour ce qui est brillant...
Mais aussi, quelle perspective !... Colonel de hussards, si nous avions la guerre ; secrétaire de 1035
légation pendant la paix ; ensuite ambassadeur...
car bientôt j’aurais su les affaires..., et quand je n’aurais été qu’un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalité à craindre ? Toutes mes sottises eussent été pardonnées, ou plutôt comptées pour des mérites. Homme de mérite, et jouissant de la plus grande existence à Vienne ou à Londres...
– Pas précisément, monsieur, guillotiné dans trois jours.
Julien rit de bon cœur de cette saillie de son esprit. En vérité, l’homme a deux êtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait à cette réflexion maligne ?
Eh bien ! oui, mon ami, guillotiné dans trois jours, répondit-il à l’interrupteur. M. de Cholin louera une fenêtre, de compte à demi avec l’abbé Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenêtre, lequel de ces deux dignes personnages volera l’autre ?
Ce passage du Venceslas de Rotrou lui revint tout à coup.
1036
LADISLAS
... Mon âme est toute prête.
LE ROI , père de Ladislas.
L’échafaud l’est aussi ; portez-y votre tête.
Belle réponse ! pensa-t-il, et il s’endormit.
Quelqu’un le réveilla le matin en le serrant fortement.
– Quoi, déjà ! dit Julien en ouvrant un œil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau.
C’était Mathilde. Heureusement, elle ne m’a pas compris. Cette réflexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changée comme par six mois de maladie : réellement elle n’était pas reconnaissable.
– Cet infâme Frilair m’a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains ; la fureur l’empêchait de pleurer.
– N’étais-je pas beau hier quand j’ai pris la parole ? répondit Julien. J’improvisais, et pour la 1037
première fois de ma vie ! Il est vrai qu’il est à craindre que ce ne soit aussi la dernière.
Dans ce moment, Julien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le sang-froid d’un pianiste habile qui touche un piano... L’avantage d’une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande âme de Mathilde a élevé son amant jusqu’à elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait été mieux devant ses juges ?
Mathilde, ce jour-là, était tendre sans affectation, comme une pauvre fille habitant un cinquième étage ; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment qu’elle lui avait souvent infligé.
On ne connaît point les sources du Nil, se disait Julien ; il n’a point été donné à l’œil de l’homme de voir le roi des fleuves dans l’état de simple ruisseau : ainsi aucun œil humain ne verra Julien faible, d’abord parce qu’il ne l’est pas.
Mais j’ai le cœur facile à toucher ; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et même faire couler 1038
mes larmes. Que de fois les cœurs secs ne m’ont-ils pas méprisé pour ce défaut ! Ils croyaient que je demandais grâce : voilà ce qu’il ne faut pas souffrir.