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– Veux-tu que je t’engage, mon cher ami ?

vint-il me dire.

– Et combien me donnerez-vous ?

– Quarante ducats par mois. Messieurs, c’est cent soixante francs. Je crus voir les cieux ouverts.

– Mais comment, dis-je à Giovannone, obtenir que le sévère Zingarelli me laisse sortir ?

Lascia fare a me.

Laissez faire à moi

! s’écria l’aîné des

enfants.

– Justement, mon jeune seigneur. Le signor Giovannone il me dit : Caro, d’abord un petit bout d’engagement. Je signe : il me donne trois ducats. Jamais je n’avais vu tant d’argent. Ensuite il me dit ce que je dois faire.

Le lendemain, je demande une audience au 345

terrible signor Zingarelli. Son vieux valet de chambre me fait entrer.

Que me veux-tu, mauvais sujet

? dit

Zingarelli.

– Maestro, lui fis-je, je me repens de mes fautes ; jamais je ne sortirai du conservatoire en passant par-dessus la grille de fer. Je vais redoubler d’application.

– Si je ne craignais pas de gâter la plus belle voix de basse que j’aie jamais entendue, je te mettrais en prison au pain et à l’eau pour quinze jours, polisson.

– Maestro, repris-je, je vais être le modèle de toute l’école, credete a me. Mais je vous demande une grâce, si quelqu’un vient me demander pour chanter dehors, refusez-moi. De grâce, dites que vous ne pouvez pas.

Et qui diable veux-tu qui demande un mauvais garnement tel que toi ? Est-ce que je permettrai jamais que tu quittes le conservatoire ?

Est-ce que tu veux te moquer de moi ? Décampe, décampe ! dit-il en cherchant à me donner un 346

coup de pied au c... ou gare le pain sec et la prison.

Une heure après, le signor Giovannone arrive chez le directeur :

– Je viens vous demander de faire ma fortune, lui dit-il, accordez-moi Geronimo. Qu’il chante à mon théâtre, et cet hiver je marie ma fille.

– Que veux-tu faire de ce mauvais sujet ? lui dit Zingarelli. Je ne veux pas ; tu ne l’auras pas ; et d’ailleurs, quand j’y consentirais, jamais il ne voudra quitter le conservatoire ; il vient de me le jurer.

– Si ce n’est que de sa volonté qu’il s’agit, dit gravement Giovannone en tirant de sa poche mon engagement, carta canta ! voici sa signature.

Aussitôt Zingarelli, furieux, se pend à sa sonnette

: Qu’on chasse Geronimo du

conservatoire, cria-t-il, bouillant de colère. On me chassa donc, moi riant aux éclats. Le même soir, je chantai l’air del Moltiplico. Polichinelle veut se marier et compte, sur ses doigts, les objets dont il aura besoin dans son ménage, et il 347

s’embrouille à chaque instant dans ce calcul.

– Ah ! veuillez, monsieur, nous chanter cet air, dit madame de Rênal.

Geronimo chanta, et tout le monde pleurait à force de rire. Il signor Geronimo n’alla se coucher qu’à deux heures du matin, laissant cette famille enchantée de ses bonnes manières, de sa complaisance et de sa gaieté.

Le lendemain, M. et madame de Rênal lui remirent les lettres dont il avait besoin à la cour de France.

Ainsi, partout de la fausseté, dit Julien. Voilà il signor Geronimo qui va à Londres avec soixante mille francs d’appointements. Sans le savoir-faire du directeur de San-Carlino, sa voix divine n’eût peut-être été connue et admirée que dix ans plus tard... Ma foi, j’aimerais mieux être un Geronimo qu’un Rênal. Il n’est pas si honoré dans la société, mais il n’a pas le chagrin de faire des adjudications comme celle d’aujourd’hui, et sa vie est gaie.

Une chose étonnait Julien

: les semaines

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solitaires passées à Verrières, dans la maison de M. de Rênal, avaient été pour lui une époque de bonheur. Il n’avait rencontré le dégoût et les tristes pensées qu’aux dîners qu’on lui avait donnés ; dans cette maison solitaire, ne pouvait-il pas lire, écrire, réfléchir sans être troublé ? À

chaque instant, il n’était pas tiré de ses rêveries brillantes par la cruelle nécessité d’étudier les mouvements d’une âme basse, et encore afin de la tromper par des démarches ou des mots hypocrites.

Le bonheur serait-il si près de moi ?... La dépense d’une telle vie est peu de chose ; je puis à mon choix épouser mademoiselle Élisa, ou me faire l’associé de Fouqué... Mais le voyageur qui vient de gravir une montagne rapide s’assied au sommet, et trouve un plaisir parfait à se reposer.

Serait-il heureux si on le forçait à se reposer toujours ?

L’esprit de madame de Rênal était arrivé à des pensées fatales. Malgré ses résolutions, elle avait avoué à Julien toute l’affaire de l’adjudication. Il me fera donc oublier tous mes serments, pensait-349

elle !

Elle eût sacrifié sa vie sans hésiter pour sauver celle de son mari, si elle l’eût vu en péril. C’était une de ces âmes nobles et romanesques, pour qui apercevoir la possibilité d’une action généreuse, et ne pas la faire, est la source d’un remords presque égal à celui du crime commis. Toutefois, il y avait des jours funestes où elle ne pouvait chasser l’image de l’excès de bonheur qu’elle goûterait si, devenant veuve tout à coup, elle pouvait épouser Julien.

Il aimait ses fils beaucoup plus que leur père ; malgré sa justice sévère, il en était adoré. Elle sentait bien qu’épousant Julien, il fallait quitter ce Vergy dont les ombrages lui étaient si chers. Elle se voyait vivant à Paris, continuant à donner à ses fils cette éducation qui faisait l’admiration de tout le monde. Ses enfants, elle, Julien, tous étaient parfaitement heureux.

Étrange effet du mariage, tel que l’a fait le XIXe siècle ! L’ennui de la vie matrimoniale fait périr l’amour sûrement, quand l’amour a précédé le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il 350

amène bientôt, chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l’ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n’est que les âmes sèches, parmi les femmes, qu’il ne prédispose pas à l’amour.

La réflexion du philosophe me fait excuser madame de Rênal, mais on ne l’excusait pas à Verrières, et toute la ville, sans qu’elle s’en doutât, n’était occupée que du scandale de ses amours. À cause de cette grande affaire, cet automne-là on s’y ennuya moins que de coutume.

Are sens