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alors, je suis presque seule.

– Quel est votre nom ? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidité heureuse.

– Amanda Binet.

– Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci ?

La belle Amanda réfléchit un peu.

– Je suis surveillée : ce que vous me demandez peut me compromettre ; cependant, je m’en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.

Je m’appelle Julien Sorel, dit le jeune homme ; je n’ai ni parents, ni connaissance à Besançon.

– Ah ! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l’École de droit ?

– Hélas ! non, répondit Julien ; on m’envoie au séminaire.

Le découragement le plus complet éteignit les traits d’Amanda ; elle appela un garçon : elle 369

avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Julien, sans le regarder.

Amanda recevait de l’argent au comptoir ; Julien était fier d’avoir osé parler : on se disputa à l’un des billards. Les cris et les démentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.

– Si vous voulez, mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.

Ce petit air d’autorité plut à Amanda. Ce n’est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son œil était occupé à voir si quelqu’un s’approchait du comptoir :

– Moi, je suis de Genlis, près de Dijon ; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.

– Je n’y manquerai pas.

– Tous les jeudis, à cinq heures, en été, MM.

les séminaristes passent ici devant le café.

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– Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.

Amanda le regarda d’un air étonné ; ce regard changea le courage de Julien en témérité

;

cependant il rougit beaucoup en lui disant :

– Je sens que je vous aime de l’amour le plus violent.

– Parlez donc plus bas, lui dit-elle d’un air effrayé.

Julien songeait à se rappeler les phrases d’un volume dépareillé de la Nouvelle Héloïs e, qu’il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien ; depuis dix minutes, il récitait la Nouvelle Héloïse à mademoiselle Amanda, ravie, il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.

Il s’approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules

; il regarda Julien. À

l’instant, l’imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d’idées de duel.

Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine 371

assurée, et regarda son rival fort attentivement.

Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d’eau-de-vie sur le comptoir, d’un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant qu’à ce qui allait arriver ; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien ; son verre d’eau-devie avalé d’un trait, il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse redingote et s’approcha d’un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère ; mais il ne savait comment s’y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquet, et, de l’air le plus dandinant qu’il put, marcha vers le billard.

En vain la prudence lui disait : Mais avec un duel dès l’arrivée à Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.

– Qu’importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.

Amanda vit son courage ; il faisait un joli 372

contraste avec la naïveté de ses manières ; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l’air de suivre de l’œil quelqu’un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard :

Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c’est mon beau-frère.

– Que m’importe ? il m’a regardé.

– Voulez-vous me rendre malheureuse ? Sans doute, il vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis.

Lui est Franc-Comtois et n’a jamais dépassé Dôle, sur la route de la Bourgogne ; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.

Julien hésitait encore ; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance :

– Sans doute il vous a regardé, mais c’est au moment où il me demandait qui vous êtes ; c’est un homme qui est manant avec tout le monde, il 373

n’a pas voulu vous insulter.

L’œil de Julien suivait le prétendu beau-frère ; il le vit acheter un numéro à la poule que l’on jouait au plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d’un ton menaçant : Je prends à faire ! Il passa vivement derrière mademoiselle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras :

– Venez me payer d’abord, lui dit-elle.

C’est juste, pensa Julien ; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge ; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu’elle put, tout en lui répétant à voix basse :

– Sortez à l’instant du café, ou je ne vous aime plus ; et cependant je vous aime bien.

Julien sortit en effet, mais lentement. N’est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d’aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage ?

Are sens