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reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours auparavant et qu’il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.

Il alla visiter la maison à louer. Le portier, ne le voyant pas approcher, disait mystérieusement à un voisin :

– Bah ! bah ! peine perdue. M. Maslon lui a promis qu’il l’aura pour trois cents francs ; et comme le maire regimbait, il a été mandé à l’évêché, par M. le grand vicaire de Frilair.

L’arrivée de Julien eut l’air de déranger beaucoup les deux amis, qui n’ajoutèrent plus un mot.

Julien ne manqua pas l’adjudication du bail. Il y avait foule dans une salle mal éclairée ; mais tout le monde se toisait d’une façon singulière.

Tous les yeux étaient fixés sur une table, où Julien aperçut, dans un plat d’étain, trois petits bouts de bougie allumés. L’huissier criait : Trois cents francs, messieurs !

– Trois cents francs ! c’est trop fort, dit un homme, à voix basse, à son voisin. Et Julien était 339

entre eux deux. Elle en vaut plus de huit cents ; je veux couvrir cette enchère.

– C’est cracher en l’air. Que gagneras-tu à te mettre à dos M. Maslon, M. Valenod, l’évêque, son terrible grand vicaire de Frilair, et toute la clique.

– Trois cent vingt francs, dit l’autre en criant.

– Vilaine bête ! répliqua son voisin. Et voilà justement un espion du maire, ajouta-t-il en montrant Julien.

Julien se retourna vivement pour punir ce propos

; mais les deux Francs-Comtois ne

faisaient plus aucune attention à lui. Leur sang-froid lui rendit le sien. En ce moment, le dernier bout de bougie s’éteignit, et la voix traînante de l’huissier adjugeait la maison, pour neuf ans, à M. de Saint-Giraud, chef de bureau à la préfecture de ***, et pour trois cent trente francs.

Dès que le maire fut sorti de la salle, les propos commencèrent.

– Voilà trente francs que l’imprudence de Grogeot vaut à la commune, disait l’un.

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– Mais M. de Saint-Giraud, répondait-on, se vengera de Grogeot, il la sentira passer.

– Quelle infamie ! disait un gros homme à la gauche de Julien

: une maison dont j’aurais

donné, moi, huit cents francs pour ma fabrique, et j’aurais fait un bon marché.

– Bah ! lui répondait un jeune fabricant libéral, M. de Saint-Giraud n’est-il pas de la congrégation ? ses quatre enfants n’ont-ils pas des bourses ? Le pauvre homme ! Il faut que la commune de Verrières lui fasse un supplément de traitement de cinq cents francs, voilà tout.

– Et dire que le maire n’a pas pu l’empêcher !

remarquait un troisième. Car il est ultra, lui, à la bonne heure ; mais il ne vole pas.

– Il ne vole pas ? reprit un autre ; non, c’est pigeon qui vole. Tout cela entre dans une grande bourse commune, et tout se partage au bout de l’an. Mais voilà ce petit Sorel ; allons-nous-en.

Julien rentra de très mauvaise humeur ; il trouva madame de Rênal fort triste.

– Vous venez de l’adjudication ? lui dit-elle.

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– Oui, madame, où j’ai eu l’honneur de passer pour l’espion de M. le maire.

– S’il m’avait cru, il eût fait un voyage.

À ce moment, M. de Rênal parut ; il était fort sombre. Le dîner se passa sans mot dire, M. de Rênal ordonna à Julien de suivre les enfants à Vergy, le voyage fut triste. Madame de Rênal consolait son mari :

– Vous devriez y être accoutumé, mon ami.

Le soir, on était assis en silence autour du foyer domestique ; le bruit du hêtre enflammé était la seule distraction. C’était un des moments de tristesse qui se rencontrent dans les familles les plus unies. Un des enfants s’écria joyeusement :

– On sonne ! on sonne !

– Morbleu ! si c’est M. de Saint-Giraud qui vient me relancer sous prétexte de remerciement, s’écria le maire, je lui dirai son fait ; c’est trop fort. C’est au Valenod qu’il en aura l’obligation, et c’est moi qui suis compromis. Que dire, si ces maudits journaux jacobins vont s’emparer de 342

cette anecdote, et faire de moi un M. Nonante-cinq ?

Un fort bel homme, aux gros favoris noirs, entrait en ce moment à la suite du domestique.

– M. le maire, je suis il signor Geronimo.

Voici une lettre que M. le chevalier de Beauvaisis, attaché à l’ambassade de Naples, m’a remise pour vous à mon départ ; il n’y a que neuf jours, ajouta le signor Geronimo, d’un air gai, en regardant madame de Rênal. Le signor de Beauvaisis, votre cousin, et mon bon ami, madame, dit que vous savez l’italien.

La bonne humeur du Napolitain changea cette triste soirée en une soirée fort gaie. Madame de Rênal voulut absolument lui donner à souper.

Elle mit toute sa maison en mouvement ; elle voulait à tout prix distraire Julien de la qualification d’espion que, deux fois dans cette journée, il avait entendu retentir à son oreille. Le signor Geronimo était un chanteur célèbre, homme de bonne compagnie, et cependant fort gai, qualités qui, en France ne sont guère plus compatibles. Il chanta après souper un petit 343

duettino avec madame de Rênal. Il fit des contes charmants. À une heure du matin, les enfants se récrièrent, quand Julien leur proposa d’aller se coucher.

– Encore cette histoire, dit l’aîné.

– C’est la mienne, Signorino, reprit le signor Geronimo. Il y a huit ans, j’étais comme vous un jeune élève du conservatoire de Naples, j’entends j’avais votre âge ; mais je n’avais pas l’honneur d’être le fils de l’illustre maire de la jolie ville de Verrières.

Ce mot fit soupirer M. de Rênal, il regarda sa femme.

Le signor Zingarelli, continua le jeune chanteur, outrant un peu son accent qui faisait pouffer de rire les enfants, le signor Zingarelli était un maître excessivement sévère. Il n’est pas aimé au conservatoire ; mais il veut qu’on agisse toujours comme si on l’aimait. Je sortais le plus souvent que je pouvais ; j’allais au petit théâtre de San-Carlino, où j’entendais une musique des dieux : mais, ô ciel ! comment faire pour réunir les huit sous que coûte l’entrée du parterre ?

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Somme énorme, dit-il en regardant les enfants, et les enfants de rire. Le signor Giovannone, directeur de San-Carlino, m’entendit chanter.

J’avais seize ans : Cet enfant, il est un trésor, dit-il.

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