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Il serait plaisant qu’elle m’aimât ! Qu’elle m’aime ou non, continuait Julien, j’ai pour confidente intime une fille d’esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et plus que tous les autres le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le cœur si à l’aise ! Il en est amoureux fou, il doit l’épouser.

Que de lettres M. de La Mole m’a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat ! Et moi qui me vois si subalterne la plume à la main, deux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable : car enfin les préférences sont frappantes, directes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de 664

hauteur pour cela. Et les bontés qu’elle a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne.

Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour ; plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait être un parti pris, une affectation ; mais je vois ses yeux s’animer quand je parais à l’improviste.

Les femmes de Paris savent-elles feindre à ce point ? Que m’importe ! J’ai l’apparence pour moi, jouissons des apparences. Mon Dieu, qu’elle est belle ! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de près, et me regardant comme ils le font souvent ! Quelle différence de ce printemps-ci à celui de l’année passée, quand je vivais malheureux et me soutenant à force de caractère, au milieu de ces trois cents hypocrites méchants et sales ! J’étais presque aussi méchant qu’eux.

Dans les jours de méfiance : Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d’accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l’air de tellement mépriser le manque d’énergie de ce frère ! Il est brave, et puis c’est tout, me dit-elle.

Il n’a pas une pensée qui ose s’écarter de la 665

mode. C’est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de dix-neuf ans ! À cet âge, peut-on être fidèle à chaque instant de la journée à l’hypocrisie qu’on s’est prescrite ?

D’un autre côté, quand mademoiselle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singulière, toujours le comte Norbert s’éloigne. Ceci m’est suspect

; ne

devrait-il pas s’indigner de ce que sa sœur distingue un domestique de leur maison ? Car j’ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi. À

ce souvenir la colère remplaçait tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque ?

Eh bien, elle est jolie ! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l’aurai, je m’en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma fuite !

Cette idée devint l’unique affaire de Julien ; il ne pouvait plus penser à rien autre chose. Ses journées passaient comme des heures.

À chaque instant, cherchant à s’occuper de 666

quelque affaire sérieuse, sa pensée abandonnait tout, et il se réveillait un quart d’heure après, le cœur palpitant, la tête troublée, et rêvant à cette idée : M’aime-t-elle ?

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XI

L’empire d’une jeune fille

J’admire sa beauté, mais je

crains son esprit.

MÉRIMÉE.

Si Julien eût employé à examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu’il mettait à s’exagérer la beauté de Mathilde, ou à se passionner contre la hauteur naturelle à sa famille, qu’elle oubliait pour lui, il eût compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui l’entourait. Dès qu’on déplaisait à mademoiselle de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesurée, si bien choisie, si convenable en apparence, lancée si à propos, que la blessure croissait à chaque instant, plus on y réfléchissait.

Peu à peu elle devenait atroce pour l’amour-668

propre offensé. Comme elle n’attachait aucun prix à bien des choses qui étaient des objets de désirs sérieux pour le reste de sa famille, elle paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux. Les salons de l’aristocratie sont agréables à citer quand on en sort, mais voilà tout ; la politesse toute seule n’est quelque chose par elle-même que les premiers jours. Julien l’éprouvait ; après le premier enchantement, le premier étonnement.

La politesse, se disait-il, n’est que l’absence de la colère que donneraient les mauvaises manières.

Mathilde s’ennuyait souvent, peut-être se fût-elle ennuyée partout. Alors aiguiser une épigramme était pour elle une distraction et un vrai plaisir.

C’était peut-être pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses grands parents, que l’académicien et les cinq ou six autres subalternes qui leur faisaient la cour, qu’elle avait donné des espérances au marquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la première distinction. Ils n’étaient pour elle que de nouveaux objets d’épigramme.

Nous avouerons avec peine, car nous aimons 669

Mathilde, qu’elle avait reçu des lettres de plusieurs d’entre eux, et leur avait quelquefois répondu. Nous nous hâtons d’ajouter que ce personnage fait exception aux mœurs du siècle.

Ce n’est pas en général le manque de prudence que l’on peut reprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Cœur.

Un jour le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez compromettante qu’elle lui avait écrite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c’était l’imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir était de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines.

Elle s’amusait des lettres de ces jeunes gens ; mais suivant elle, toutes se ressemblaient. C’était toujours la passion la plus profonde, la plus mélancolique.

– Ils sont tous le même homme parfait, prêt à partir pour la Palestine, disait-elle à sa cousine.

Connaissez-vous quelque chose de plus insipide ?

Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la 670

vie ! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d’occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du temps de l’Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions qui réellement avaient de la grandeur.

Le duc de N***, mon oncle, a été à Wagram.

– Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre ? Et quand cela leur est arrivé, ils en parlent si souvent ! dit mademoiselle de Sainte-Hérédité, la cousine de Mathilde.

– Eh bien ! ces récits me font plaisir. Être dans une véritable bataille, une bataille de Napoléon, où l’on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S’exposer au danger élève l’âme et la sauve de l’ennui où mes pauvres adorateurs semblent plongés ; et il est contagieux, cet ennui.

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