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Trois jours auparavant il eût tué avec plaisir l’abbé Castanède, et si, à Strasbourg, un enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné raison à l’enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu’il avait rencontrés dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.

C’est qu’il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l’avenir 841

des succès si brillants.

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l’empire de cette noire imagination.

Quel trésor n’eût pas été un ami ! Mais, se disait Julien, est-il donc un cœur qui batte pour moi ?

Et quand j’aurais un ami, l’honneur ne me commande-t-il pas un silence éternel ?

Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl ; c’est un bourg sur le bord du Rhin, immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les îlots du Rhin auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom.

Julien, conduisant son cheval de la main gauche, tenait déployée de la droite la superbe carte qui orne les Mémoires du maréchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaieté lui fit lever la tête.

C’était le prince Korasoff, cet ami de Londres, qui lui avait dévoilé quelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité. Fidèle à ce grand art, Korasoff, arrivé de la veille à Strasbourg, depuis une heure à Kehl, et qui de la vie n’avait lu une ligne sur le siège de 1796, se 842

mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait étonné ; car il savait assez de français pour distinguer les énormes bévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues des idées du paysan, il regardait avec étonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grâce à monter à cheval.

L’heureux caractère ! se disait-il. Comme son pantalon va bien ; avec quelle élégance sont coupés ses cheveux ! Hélas ! si j’eusse été ainsi, peut-être qu’après m’avoir aimé trois jours, elle ne m’eût pas pris en aversion.

Quand le prince eut fini son siège de Kehl : –

Vous avez la mine d’un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le principe de la gravité que je vous ai donné à Londres. L’air triste ne peut être de bon ton ; c’est l’air ennuyé qu’il faut. Si vous êtes triste, c’est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas réussi.

C’est montrer soi inférieur. Êtes-vous ennuyé, au contraire, c’est ce qui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. Comprenez donc, mon cher, combien la méprise est grave.

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Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.

– Bien, dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain ! fort bien ! Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d’une admiration stupide.

Ah ! si j’eusse été ainsi, elle ne m’eût pas préféré Croisenois ! Plus sa raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne pas les admirer, et s’estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût de soi-même ne peut aller plus loin.

Le prince le trouvant décidément triste : – Ah çà, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice ?

Les Russes copient les mœurs françaises, mais toujours à cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siècle de Louis XV.

Ces plaisanteries sur l’amour mirent des larmes dans les yeux de Julien : Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable ? se dit-844

il tout à coup.

– Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg fort amoureux et même délaissé. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m’a planté là après trois jours de passion, et ce changement me tue.

Il peignit au prince, sous des noms supposés, les actions et le caractère de Mathilde.

– N’achevez pas, dit Korasoff : pour vous donner confiance en votre médecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d’une fortune énorme, ou bien plutôt elle appartient, elle, à la plus haute noblesse du pays. Il faut qu’elle soit fière de quelque chose.

Julien fit un signe de tête, il n’avait plus le courage de parler.

– Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amères que vous allez prendre sans délai.

1° Voir tous les jours madame..., comment l’appelez-vous ?

– Madame de Dubois.

Quel nom ! dit le prince en éclatant de rire ; 845

mais pardon, il est sublime pour vous. Il s’agit de voir chaque jour madame de Dubois ; n’allez pas surtout paraître à ses yeux froid et piqué

;

rappelez-vous le grand principe de votre siècle : soyez le contraire de ce à quoi l’on s’attend.

Montrez-vous précisément tel que vous étiez huit jours avant d’être honoré de ses bontés.

– Ah ! j’étais tranquille alors, s’écria Julien avec désespoir, je croyais la prendre en pitié...

– Le papillon se brûle à la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.

1° Vous la verrez tous les jours ;

2° Vous ferez la cour à une femme de la société, mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous ? Je ne vous le cache pas, votre rôle est difficile

; vous jouez la

comédie, et si l’on devine que vous la jouez, vous êtes perdu.

– Elle a tant d’esprit, et moi si peu ! Je suis perdu, dit Julien tristement.

– Non, vous êtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Madame de Dubois est 846

profondément occupée d’elle-même, comme toutes les femmes qui ont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d’argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas.

Pendant les deux ou trois accès d’amour qu’elle s’est donnés en votre faveur, à grand effort d’imagination, elle voyait en vous le héros qu’elle avait rêvé, et non pas ce que vous êtes réellement...

Mais que diable, ce sont là les éléments, mon cher Sorel, êtes-vous tout à fait un écolier ?...

Parbleu ! entrons dans ce magasin ; voilà un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington-Street ; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

Ah çà, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la société de madame de Dubois ?

grand Dieu ! quel nom ! Ne vous fâchez pas, mon cher Sorel, c’est plus fort que moi... À qui ferez-vous la cour ?

À une prude par excellence, fille d’un 847

Are sens