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marchand de bas immensément riche. Elle a les plus beaux yeux du monde, et qui me plaisent infiniment ; elle tient sans doute le premier rang dans le pays ; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se déconcerter si quelqu’un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son père était l’un des marchands les plus connus de Strasbourg.

– Ainsi si l’on parle d’ industrie, dit le prince en riant, vous êtes sûr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empêchera d’avoir le moindre moment de folie auprès de ses beaux yeux. Le succès est certain.

Julien songeait à madame la maréchale de Fervaques qui venait beaucoup à l’hôtel de La Mole. C’était une belle étrangère qui avait épousé le maréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n’avoir d’autre objet que de faire oublier qu’elle était fille d’un industriel, et pour être quelque chose à Paris, elle s’était mise à la tête de la vertu.

Julien admirait sincèrement le prince ; que 848

n’eût-il pas donné pour avoir ses ridicules ! La conversation entre les deux amis fut infinie ; Korasoff était ravi : jamais un Français ne l’avait écouté aussi longtemps. Ainsi, j’en suis enfin venu, se disait le prince charmé, à me faire écouter en donnant des leçons à mes maîtres !

– Nous sommes bien d’accord, répétait-il à Julien pour la dixième fois, pas l’ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté fille du marchand de bas de Strasbourg, en présence de madame de Dubois. Au contraire, passion brûlante en écrivant. Lire une lettre d’amour bien écrite est le souverain plaisir pour une prude ; c’est un moment de relâche. Elle ne joue pas la comédie, elle ose écouter son cœur ; donc deux lettres par jour.

– Jamais, jamais ! dit Julien découragé ; je me ferais plutôt piler dans un mortier que de composer trois phrases ; je suis un cadavre, mon cher, n’espérez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

– Et qui vous parle de composer des phrases ?

J’ai dans mon nécessaire six volumes de lettres 849

d’amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractères de femme, j’en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n’a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse, vous savez, à trois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute l’Angleterre ?

Julien était moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du matin.

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et deux jours après Julien eut cinquante-trois lettres d’amour bien numérotées, destinées à la vertu la plus sublime et la plus triste.

– Il n’y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit éconduire ; mais que vous importe d’être maltraité par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le cœur de madame de Dubois ?

Tous les jours on montait à cheval : le prince était fou de Julien. Ne sachant comment lui témoigner son amitié soudaine, il finit par lui offrir la main d’une de ses cousines, riche héritière de Moscou. Et une fois marié, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez là 850

vous font colonel en deux ans.

Mais cette croix n’est pas donnée par Napoléon, il s’en faut bien.

– Qu’importe, dit le prince, ne l’a-t-il pas inventée ? Elle est encore de bien loin la première en Europe.

Julien fut sur le point d’accepter ; mais son devoir le rappelait auprès du grand personnage ; en quittant Korasoff il promit d’écrire. Il reçut la réponse à la note secrète qu’il avait apportée, et courut vers Paris ; mais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n’épouserai pas les millions que m’offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

Après tout, l’art de séduire est son métier ; il ne songe qu’à cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu’il manque d’esprit ; il est fin et cauteleux ; l’enthousiasme, la poésie sont une impossibilité dans ce caractère ; c’est un procureur ; raison de plus pour qu’il ne se trompe pas.

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Il le faut, je vais faire la cour à madame de Fervaques.

Elle m’ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m’ont le plus aimé au monde.

Elle est étrangère ; c’est un caractère nouveau à observer.

Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d’un ami et ne pas m’en croire moi-même.

852

XXV

Le ministère de la vertu

Mais si je prends de ce plaisir

avec tant de prudence et de

circonspection, ce ne sera plus un

plaisir pour moi.

LOPE DE VEGA.

À peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort déconcerté des dépêches qu’on lui présentait, notre héros courut chez le comte Altamira. À

l’avantage d’être condamné à mort, ce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur d’être dévot ; ces deux mérites et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout à fait à madame de Fervaques, qui le voyait beaucoup.

Julien lui avoua gravement qu’il en était fort 853

amoureux.

– C’est la vertu la plus pure et la plus haute, répondit Altamira, seulement un peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entière. Elle me donne souvent l’idée que je ne sais pas le français aussi bien qu’on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom ; elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui était un esprit d’ordre ; il a fait la cour à madame la maréchale.

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l’affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine, avec des moustaches noires, et une gravité sans pareille ; du reste, bon carbonaro.

Je comprends, dit-il enfin à Julien. La maréchale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n’en a-t-elle pas eu ? Avez-vous ainsi quelque espoir de réussir ? voilà la question. C’est vous dire que, pour ma part, j’ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais ce 854

raisonnement : souvent elle a de l’humeur, et, comme je vous le raconterai bientôt, elle n’est pas mal vindicative.

Je ne lui trouve pas ce tempérament bilieux qui est celui du génie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C’est au contraire à la façon d’être flegmatique et tranquille des Hollandais qu’elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches.

Julien s’impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de l’Espagnol ; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui échappaient.

– Voulez-vous m’écouter ? lui dit gravement don Diego Bustos.

– Pardonnez à la furia francese ; je suis tout oreille, dit Julien.

– La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine

; elle poursuit

impitoyablement des gens qu’elle n’a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d’hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Collé, 855

vous savez ?

Are sens