– Tu peux tirer, je n’ai pas peur de tes balles.
Le chasseur la mit en joue, mais la sorcière était invulnérable à toutes les balles de plomb ; elle se mettait à rire toutes les fois qu’il la touchait, et criait :
– Tu ne pourras pourtant pas me blesser.
Le chasseur était rusé, il arracha de sa veste trois boutons d’argent et les coula dans son fusil, car l’art de la sorcière ne pouvait rien contre ce métal ; et dès qu’il eut lâché la détente, elle tomba de l’arbre en poussant de grands cris. Il lui mit le pied sur la poitrine, et lui dit :
– Vieille sorcière, si tu ne m’avoues pas sur-le-champ où est mon frère, je te prends et je te jette dans le feu.
L’anxiété de la vieille était profonde, elle implora merci en disant :
– Transformé en pierre ainsi que ses animaux, il est avec eux dans une caverne.
Alors il la força de l’y conduire et lui dit :
– Vieille fée, tu vas sur-le-champ rendre la vie à mon frère et à toutes les autres créatures qui se trouvent ici, sinon je te jette dans le feu.
Elle prit une verge et frappa les pierres : aussitôt revinrent à la vie non seulement le frère et ses animaux, mais une foule d’autres personnes encore, tels que marchands, ouvriers, pâtres, qui lui rendirent grâce de leur délivrance et retournèrent chez eux. Quant aux frères jumeaux, dès qu’ils se revirent, ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Puis ils saisirent la sorcière, lui lièrent les membres et la jetèrent dans le feu : dès qu’elle fut consumée, la forêt sembla s’ouvrir d’elle-même ; elle devint claire et brillante, et on pouvait apercevoir le palais du roi à trois lieues de distance. Les deux frères reprirent ensemble la route du château, et tout en allant, ils se racontèrent chacun leur histoire. Et lorsque le plus jeune eut dit qu’il devait un jour remplacer le roi sur le trône, l’autre reprit :
– Je m’en suis bien aperçu, car lorsque j’arrivai dans la ville et qu’on m’eut prit pour toi, on me rendit tous les honneurs royaux, la jeune princesse me reçut comme son époux, et je dus m’asseoir à son côté à table et dormir dans ton lit.
Là-dessus, ils continuèrent leur route, et le jeune prince dit à son frère :
– Tu me ressembles de tout point, tu portes comme moi des vêtements royaux et tes bêtes te suivent ainsi que font les miennes. Entrons dans la ville par les deux portes opposées et arrivons de deux côtés différents et en même temps en présence du roi.
Ils se séparèrent donc et les factionnaires de l’une et de l’autre porte se présentèrent au même instant devant le vieux roi pour lui annoncer que le jeune prince arrivait de la chasse avec ses animaux. Le roi répondit :
– Cela n’est pas possible ; les deux portes sont à une lieue de distance.
En ce moment les deux frères entraient de deux côtés différents dans la cour du palais. Ils en montèrent les degrés ensemble. Le roi dit à sa fille :
– Indique-moi quel est ton époux ; ces deux princes se ressemblent tellement que je ne puis les reconnaître.
L’anxiété de la princesse était grande, et elle ne savait que répondre, lorsqu’elle aperçut le collier qu’elle avait donné aux animaux ainsi que le fermoir d’or que portait le lion de son époux. Alors elle s’écria avec joie :
– Celui-ci est mon véritable époux.
Le jeune prince se mit à rire et dit :
– Oui, c’est le véritable.
Et ils prirent tous place à table, et s’abandonnèrent à leur joie.
Chapitre 17 Le Diable et sa grand-mère
Il y avait une grande guerre en ces temps-là et le roi avait beaucoup de soldats à son service ; mais il leur versait une si maigre solde que les soldats arrivaient à peine à en vivre. Trois des soldats, qui en avaient assez, se concertèrent et décidèrent de déserter. Le premier dit aux autres : « Si l’on nous prend, nous finirons sur l’échafaud. Comment donc allons-nous faire ? » Le second répondit : « Voyez, là-bas, le champ de blé ! Si nous nous y cachons, personne ne nous trouvera. L’armée ne restera pas ici ; demain, les troupes doivent lever le camp. » Les trois soldats rampèrent dans le champ de blé et s’y cachèrent. Mais le lendemain, les troupes ne s’en allèrent pas et les trois soldats durent rester cachés durant deux jours et deux nuits. N’ayant rien à manger, étant presque morts de faim, ils se résolurent donc à sortir : « À quoi bon déserter, si c’est pour mourir misérablement ? », se dirent-ils.
À ce moment, un dragon flamboyant surgit des cieux et se posa juste devant eux. Il leur demanda alors pourquoi ils restaient terrés là. « Nous sommes trois soldats qui ont déserté parce que de notre solde nous ne vivons pas. Mais de faim nous allons mourir, si nous restons ici ; ou sur l’échafaud nous allons périr, si nous quittons notre nid. » « Si vous devenez mes serviteurs pendant sept années, dit le dragon, je vous transporterai au-delà des troupes, si bien que personne ne vous prendra ». «Nous n’avons pas le choix, et devons accepter », se dirent les soldats. Le dragon les prit alors dans ses griffes, les transporta loin des troupes, et les déposa sur le sol.
Il donna à chacun un petit fouet et leur dit : « Frappez et claquez avec ce fouet, et tout l’or que vous souhaitez vous apparaîtra. Vous pourrez mener la grande vie, posséder des chevaux et voyager en voiture. Mais lorsque les sept années seront écoulées, vous m’appartiendrez. » Le dragon n’était nul autre que le diable et il leur présenta un livre dans lequel tous trois durent apposer leur signature. Puis il ajouta : « Toutefois, avant de vous emmener avec moi, je vous poserai une énigme ; si vous pouvez la résoudre, alors vous serez libres et je n’aurai plus aucun droit sur vous. » Sur ce, le dragon s’envola et s’éloigna.
Les soldats firent claquer leur fouet et obtinrent de l’or en abondance. Ils se firent confectionner de beaux habits et allèrent de par le monde. Partout où ils allaient, ils vivaient dans le bonheur et dans la somptuosité. Ils se promenaient à cheval et en voiture, ils mangeaient et buvaient comme des rois, mais jamais ils ne firent quelque chose de mal. Le temps passait vite et, comme les sept années étaient presque écoulées, les deux premiers soldats devinrent anxieux et apeurés. Mais le troisième leur dit : « Mes frères, ne vous effrayez pas. Je trouverai la solution de l’énigme. » Puis, ils retournèrent dans le champ de blé et s’y assirent. Les deux premiers soldats avaient toujours leur triste mine.
Une vieille femme, qui vint à passer, leur demanda ce qui les rendait si triste. « À ce qui nous arrive, vous ne pouvez rien y faire. » « Qui sait, répondit la vieille femme, confiez-moi toujours vos soucis. » Ils lui racontèrent alors que, presque sept ans plus tôt, le diable avait fait d’eux ses serviteurs, qu’il leur avait donné le pouvoir de créer autant d’or qu’ils le voulaient et que si, à la fin de la septième année, ils ne répondaient pas à l’énigme qui leur serait posée, le diable les emporterait avec lui en enfer. La vieille femme leur dit : « Si vous voulez obtenir de l’aide, alors l’un de vous devra aller dans la forêt. Là, il trouvera un amas de roches qui ressemble à une petite maison et il y entrera. »
Les deux soldats qui étaient tristes se dirent : « Cela ne nous sauvera pas ! » ; et ils restèrent assis. Mais le troisième, celui qui était gai, se leva et alla très loin dans la forêt, jusqu’à ce qu’il trouve la petite maison de pierres. Dans la maisonnette, une très vieille dame était assise : c’était la grand-mère du diable. Celle-ci demanda au soldat d’où il venait et ce qu’il voulait. Il lui raconta tout ce qui était arrivé, si bien que la vielle dame eut pitié et décida de l’aider. Elle souleva une grosse pierre qui bouchait l’entrée d’une cave, et dit : « Cache-toi là, et tu pourras entendre ce qui se dira. Reste assis, soit tranquille, et ne bouge pas ; lorsque le dragon viendra, je le ferai parler et il me donnera la solution de l’énigme : à moi, il me dit tout. Soit alerte, écoute bien tout ce qu’il racontera. »
À minuit, le dragon arriva et demanda son repas. Afin de le contenter, sa grand-mère dressa la table, apporta des victuailles et mangea en sa compagnie. Au cours de la conversation, elle lui demanda comment s’était passée sa journée et de combien d’âmes il s’était emparé. « Aujourd’hui, je n’ai eu guère de succès, répondit-il, mais demain, je dois m’emparer de l’âme de trois soldats. » « Oui !, répondit-elle, trois soldats qui peuvent sans doute encore t’échapper. » Le diable s’exclama d’un rire moqueur : « Ils seront à moi ! Je leur ai proposé une énigme à laquelle ils ne pourront jamais répondre ! » « Et qu’elle est donc cette énigme ? », demanda la grand-mère. « Je vais te le dire : dans la grande Mer du Nord, se trouve un poisson mort dont sera fait leur repas ; dans une côte de baleine sera taillée leur cuillère ; et un sabot de vieux cheval leur servira en guise de coupe. »
Lorsque le diable fut au lit et qu’il se fut endormi, la grand-mère souleva la grosse roche et laissa sortir le soldat. « As-tu bien fait attention à tout ce qui s’est dit ? », demanda la vieille dame. « Oui, répondit le soldat, je sais ce qu’il faut savoir, et cela m’aidera beaucoup. » Là-dessus, il sortit par la fenêtre et s’empressa de retourner auprès de ses compagnons. Il leur expliqua comment le diable s’était laissé posséder par sa propre grand-mère, et comment il avait finalement obtenu la solution de l’énigme. Les soldats furent tellement transportés de joie, qu’ils prirent chacun leur fouet, frappèrent et claquèrent tant et si bien que le sol fut tout recouvert d’or.
Quand les sept années furent complètement écoulées, le diable se présenta avec son livre ; il leur montra les signatures et leur dit : « Je vais vous emmener en enfer, et là, un repas vous sera servi. Celui qui saura me dire ce que vous recevrez comme repas, celui-là sera libre ; il pourra partir et conserver son fouet. » Le premier soldat dit alors : « Dans la grande Mer du Nord, se trouve un poisson mort dont sera fait notre repas. » Voyant que le soldat avait su répondre, le diable se fâcha et grogna, puis il dit : « Celui qui saura me dire dans quoi seront taillées vos cuillères, celui-là sera libre ; il pourra partir et conserver son fouet. » Le second soldat répondit alors : « Dans une côte de baleine seront taillées nos cuillères. » Le diable grimaça, grogna de nouveau, puis demanda au troisième : « Et toi, sais-tu ce qui te servira en guise de coupe ? » Le troisième soldat répondit : « Un sabot de vieux cheval me servira en guise de coupe. » Le diable, qui n’avait désormais plus aucun pouvoir sur eux, s’envola en poussant un grand hurlement de colère.
Grâce à leur fouet, les trois soldats purent frapper et claquer, et obtenir tout l’or qu’ils désiraient Et c’est ainsi qu’ils vécurent heureux jusqu’à leur dernier jour.
Chapitre 18 Les Douze frères
Il y avait une fois un roi et une reine qui vivaient ensemble en bonne intelligence. Ils avaient douze enfants, mais c’étaient douze garçons. Un jour le roi dit à la reine :
– Si le treizième enfant que tu me promets est une fille, les douze garçons devront mourir, afin que l’héritage de leur sœur soit considérable, et que le royaume tout entier lui appartienne.
Il fit donc construire douze cercueils qu’on remplit de copeaux ; puis le roi les fit transporter dans un cabinet bien fermé, dont il donna la clef à la reine, en lui recommandant de n’en rien dire à personne.
Cependant, la mère était en proie à un violent chagrin. Le plus jeune de ses fils, à qui elle avait donné le nom de Benjamin, s’aperçut de sa peine et lui dit :
– Ma bonne mère, pourquoi es-tu si triste ?
– Cher enfant, lui répondit-elle, je ne dois pas te le dire.