« Je n’ai fait que tenir la promesse faite au roi votre père. »
Le monarque fut si heureux d’entendre de nouveau la voix de son fidèle Jean que, poussant un cri de joie, il saisit un parchemin, et signa son acte d’abdication.
Alors, le cœur de la statue de pierre se mit à battre, et le fidèle Jean dit :
« Sire, ne vous dépouillez pas pour moi.
– Je ne puis faire moins pour toi que tu n’as fait pour moi », répondit le roi. Il ôta ses riches vêtements, se vêtit de guenilles et partit avec sa femme et ses enfants pieds nus et besace au dos. Le fidèle Jean tenta de le retenir, mais ses jambes de pierre le rivaient au sol, loin de son roi qui refusait de l’écouter et s’en allait.
Alors la force de son amour l’emporta sur la pesanteur de la matière et l’on vit Jean, marchant sur ses jambes pétrifiées, traverser le palais, descendre le perron et se jeter aux genoux de son maître pour le supplier de ne pas partir.
« Tu es mon fidèle Jean, lui dit alors le roi. Tout ce que tu veux, je le veux », et il remonta sur son trône.
Le trésor du roi demeura vide et Jean conserva ses jambes de pierre, mais à travers le temps et à travers l’espace jamais ne régna un monarque plus heureux que celui-là, qui avait appris qu’un serviteur fidèle vaut tous les trésors du monde.
Chapitre 4 Jorinde et Joringel
Il était une fois un vieux château au cœur d’une grande forêt épaisse où vivait toute seule une vieille femme qui était une très grande magicienne. Le jour, elle se transformait en chatte ou en chouette, mais le soir elle reprenait ordinairement forme humaine. Elle avait le pouvoir d’attirer les oiseaux et le gibier, et elle les tuait ensuite pour les faire cuire et rôtir. Si quelqu’un approchait du château à plus de cent pas, il était forcé de s’arrêter et ne pouvait plus bouger de là tant qu’elle ne l’avait pas délivré d’une formule magique : mais si une pure jeune fille entrait dans ce cercle de cent pas, elle la métamorphosait en oiseau, puis elle l’enfermait dans une corbeille qu’elle portait dans une chambre du château. Elle avait bien sept mille corbeilles de cette sorte dans le château avec un oiseau aussi rare dans chacune d’elle.
Or, il était une fois une jeune fille qui s’appelait Jorinde ; elle était plus belle que toutes les autres filles. Et puis il y avait un très beau jeune homme nommé Joringel : ils s’étaient promis l’un à l’autre. Ils étaient au temps de leurs fiançailles et leur plus grand plaisir était d’être ensemble.
Un jour, ils allèrent se promener dans la forêt afin de pouvoir parler en toute intimité.
– Garde-toi, dit Joringel, d’aller aussi près du château.
C’était une belle soirée, le soleil brillait entre les troncs d’arbres, clair sur le vert sombre de la forêt, et la tourterelle chantait plaintivement sur les vieux hêtres. Jorinde pleurait par moment, elle s’asseyait au soleil et gémissait ; Joringel gémissait lui aussi. Ils étaient aussi consternés que s’ils allaient mourir ; ils regardaient autour d’eux, ils étaient perdus et ne savaient pas quelle direction ils devaient prendre pour rentrer chez eux. Il y avait encore une moitié de soleil au-dessus de la montagne, l’autre était déjà derrière. Joringel regarda à travers les taillis et vit la vieille muraille du château tout près de lui ; il fut pris d’épouvante et envahi par une angoisse mortelle. Jorinde se mit à chanter :
« Mon petit oiseau bagué du rouge anneau, Chante douleur, douleur :
Te voilà chantant sa mort au tourtereau,
Chante douleur, doul…tsitt, tsitt, tsitt. »
Joringel se tourna vers Jorinde. Elle était transformée en rossignol qui chantait « Tsitt, Tsitt ». Une chouette aux yeux de braise vola trois fois autour d’elle et par trois fois cria « hou, hou, hou ». Joringel ne pouvait plus bouger : il restait là comme une pierre, il ne pouvait ni pleurer, ni parler, ni remuer la main ou le pied. À présent, le soleil s’était couché : la chouette vola dans le buisson, et aussitôt après une vieille femme en sortit, jaune, maigre et voûtée avec de grands yeux rouges et un nez crochu dont le bout lui atteignait le menton. Elle marmonna, attrapa le rossignol et l’emporta sur son poing. Joringel ne put rien dire, ne put pas avancer : le rossignol était parti.
Enfin, la femme revint et dit d’une voix sourde :
« Je te salue, Zachiel, si la lune brille sur la corbeille, détache-le, Zachiel, au bon moment. »
Alors Joringel fut délivré. Il tomba à genoux devant la femme et la supplia de lui rendre sa Jorinde, mais elle déclara qu’il ne l’aurait plus jamais et s’en alla. Il appela, pleura et se lamenta, mais ce fut en vain.
Joringel s’en fut et finit par arriver dans un village inconnu où il resta longtemps à garder les moutons. Il allait souvent tourner autour du château, mais pas trop près. Enfin, une nuit, il rêva qu’il trouvait une fleur rouge sang avec une belle et grosse perle en son cœur. Il cueillait cette fleur et l’emportait pour aller au château : tout ce qu’il touchait avec la fleur était délivré de l’enchantement, et il rêva aussi qu’il avait trouvé Jorinde de cette manière.
En se réveillant le matin, il se mit en quête par monts et par vaux d’une fleur semblable : il chercha jusqu’au neuvième jour, et voilà qu’à l’aube il trouva la fleur rouge sang. En son cœur, il y avait une grosse goutte de rosée, aussi grosse que la perle la plus belle.
Il porta cette fleur jour et nuit jusqu’à ce qu’il arrivât au château. Quand il s’approcha à cent pas du château, il ne fut point cloué sur place, mais il continua à marcher jusqu’à la porte. Joringel s’en réjouit fort, il toucha la porte de sa fleur et elle s’ouvrit d’un coup. Il entra, traversa la cour, prêtant l’oreille pour savoir s’il n’entendrait pas les nombreux oiseaux : enfin, il les entendit. Il alla dans cette direction et trouva la salle où la magicienne était en train de donner à manger aux oiseaux dans leurs sept mille corbeilles.
Quand elle aperçut Joringel, elle se fâcha : prise d’une grande fureur, elle l’injuria et vomit tout son fiel contre lui, mais elle ne put pas l’approcher à plus de deux pas. Il ne tint pas compte de la magicienne et alla examiner les corbeilles aux oiseaux ; mais c’est qu’il y avait là des centaines de rossignols. Comment allait-il retrouver sa Jorinde maintenant ?
Pendant qu’il regardait ainsi, il s’aperçut que la sorcière s’emparait à la dérobée d’une petite corbeille contenant un oiseau et gagnait la porte avec elle. Sur-le-champ il bondit sur elle, toucha la petite corbeille avec sa fleur et la vieille femme aussi : maintenant elle ne pouvait plus rien ensorceler, et Jorinde était là, le tenant embrassé, aussi belle qu’elle l’était auparavant. Alors Joringel refit aussi de tous les autres oiseaux des jeunes filles, puis il rentra avec sa Jorinde, et ils vécurent longtemps heureux.
Chapitre 5 La Lampe bleue
Pendant de longues années, un soldat avait servi le roi fidèlement. Mais lorsque la guerre vint à finir et que le soldat ne put plus servir à cause de ses nombreuses blessures, le Roi lui dit : « Tu peux t’en aller, je n’ai plus besoin de toi. Tu ne recevras plus d’argent : seuls ceux qui peuvent accomplir un travail se méritent un salaire. »
Le soldat, ne sachant pas comment il gagnerait sa vie, s’en alla, inquiet. Il marcha toute la journée et, le soir venu, il se retrouva dans une forêt. À la nuit tombante, il aperçut une lumière, s’en rapprocha, et arriva à une maison habitée par une sorcière. « Donne-moi un lit, de quoi manger et de quoi boire », lui dit le soldat, « je languis. » « Oh ! Oh ! », répondit la sorcière, « qui oserait donner quelque chose à un soldat égaré ? Allons, je serai miséricordieuse et je t’accueillerai, mais à condition que tu fasses ce que je demande. » « Et que veux-tu ? », demanda le soldat. « Je veux que demain tu bêches mon jardin. »
Le soldat consentit et, le jour suivant, il travailla avec la plus grande ardeur. Mais il ne put terminer le travail avant la nuit. « Je vois bien », dit la sorcière, « que tu n’en peux plus aujourd’hui ; je vais donc te garder une autre nuit. Mais pour cela, demain tu devras me fendre une corde de bois et en faire du petit bois. » Cela lui prit toute la journée. Au soir, la sorcière lui offrit de rester encore une nuit. « Demain, tu devras seulement accomplir un tout petit travail pour moi. Derrière ma maison, il y a vieux puits asséché, dans lequel est tombée ma lampe. Elle brille d’une lumière bleue et ne s’éteint jamais. Tu devras me la rapporter. »
Le jour suivant, la vieille sorcière le conduisit au puits. Elle le fit s’asseoir dans un panier et le descendit tout au fond. Il trouva la lampe, et fit un signe à la sorcière, lui signifiant qu’elle devait le remonter. Elle le tira vers là-haut, mais lorsque qu’il fut tout près du bord, elle tendit la main et tenta de lui prendre la lampe bleue. « Non », dit le soldat en devinant les mauvaises intentions de la sorcière, « je ne te donnerai pas la lampe avant d’avoir remis les deux pieds sur la terre ferme. » Cela mit la sorcière en colère ; elle le laissa retomber au fond du puits, et elle s’éloigna.
Le pauvre soldat tomba sur le sol humide, sans se faire mal toutefois. La lampe bleue continuait à briller ; mais en quoi cela pourrait-il l’aider ? Il crut bien qu’il n’échapperait pas à la mort. Triste, il s’assied un moment, puis il fouilla dans sa poche et y trouva sa pipe encore à moitié pleine. « Ce sera mon dernier plaisir », se dit-il. Il prit la pipe, l’alluma à la flamme de la lampe bleue, et commença à fumer. Alors que les volutes s’élevaient dans le puits, un génie apparut devant le soldat et lui demanda : « Maître, qu’elles sont tes ordres ? ». « Que m’est-il possible de t’ordonner ? », répliqua le soldat avec étonnement. « Je dois faire tout ce que m’ordonneras », répondit le génie. « Hé bien ! », dit le soldat, « aide-moi d’abord à sortir de ce puits. »
Le génie le prit par la main et le conduisit au travers d’un passage secret. Il n’oublia pas d’emporter la lampe bleue. Il lui montra en chemin les trésors que la sorcière avait accumulés et cachés là. Le soldat ramassa autant d’or qu’il pouvait en emporter. Quand il arriva en haut, il dit au génie : « Maintenant va, capture la sorcière, et amène-la devant le tribunal. » Peu après, elle passa rapide comme le vent, un chat sauvage en guise de monture, en poussant des cris effroyables. Le génie ne tarda pas à revenir, et dit : « La cause a été entendue, et la sorcière sera bientôt sur le bûcher. Maître, que désires-tu encore. » « Pour l’instant, rien », répondit le soldat. « Tu peux retourner chez toi ; mais tiens-toi prêt à venir si je t’appelle. » « Ce ne sera pas nécessaire, dit le génie, puisque tu n’as qu’à allumer ta pipe avec la lampe bleue pour que j’apparaisse juste devant toi ». Là-dessus, il disparut.
Le soldat retourna dans la ville d’où il venait. Il descendit dans la meilleure auberge et se fit faire de beaux habits. Puis il demanda à l’aubergiste de lui aménager une chambre le plus magnifiquement possible. Lorsque cela fut fait, il appela le génie et lui dit : « J’ai servi le roi fidèlement, mais il m’a renvoyé et laissé affamé, sans gagne-pain. Pour cela, je me vengerai. » « Que puis-je faire ? », demanda le génie. « Cette nuit, lorsque la princesse sera au lit, amène-là ici encore endormie ; elle devra être ma servante. » Le génie répondit : « Pour moi c’est très facile, mais pour toi c’est plutôt dangereux. Si on venait à l’apprendre, ça irait très mal pour toi. »
Lorsque minuit sonna, la porte s’ouvrit, et le génie amena la princesse à l’intérieur. « Ah ! ah ! te voilà enfin ! », s’exclama le soldat. « Allez, prends le balai et nettoie la pièce. » Tandis que la princesse s’affairait, le soldat lui ordonna de venir près de son fauteuil. Il s’allongea les jambes et dit : « Enlève-moi mes bottes. » La princesse dut les lui enlever, les nettoyer et les faire briller. Elle fit tout ce qu’il lui ordonna, sans opposition, muette, et les yeux mi-clos. Au premier chant du coq, le génie ramena la princesse dans son lit, au château.
Le lendemain matin, lorsque la princesse se leva, elle alla voir son père et lui raconta qu’elle avait fait un rêve étrange : « Je défilais dans des rues à la vitesse de l’éclair et je me retrouvais dans la chambre d’un soldat. J’étais sa servante et devais faire toutes sortes de travaux ménagers : balayer la chambre, nettoyer les bottes… Ce n’était qu’un rêve, et pourtant je me sens si fatiguée, comme si j’avais vraiment fait tout cela ! » « Mais peut-être n’était-ce pas un rêve », dit le roi. « Je vais te donner un conseil : fais un petit trou au fond de tes poches, lesquelles tu rempliras de petits pois. Si on t’enlève encore, les pois tomberont et laisseront une piste dans les rues. »
Tandis que le roi parlait, le génie se tenait là, invisible, écoutant tout. La nuit, comme la princesse se faisait transporter dans les rues, tous les petits pois tombèrent de ses poches. Mais ils ne laissèrent pas de piste puisque le génie avait répandu des pois dans toutes les rues. La princesse dut encore faire la servante jusqu’au chant du coq.
Au matin, le roi envoya ses gardes pour qu’ils suivent les traces ; mais c’était peine perdue ! Dans toutes les rues, des enfants pauvres étaient assis et mangeaient les petits pois en disant : « Cette nuit, il a plu des petits pois ». « Nous devrons trouver autre chose », se dit le roi. Il s’adressa à la princesse : « Garde tes souliers lorsque tu iras te coucher. Et avant que tu ne reviennes de là-bas, caches-en un ; j’arriverai bien à le retrouver. » Le génie découvrit le pot aux roses et le soir, lorsque le soldat lui ordonna d’aller chercher la princesse, il lui raconta tout. Il lui expliqua que contre une telle ruse, il ne connaissait pas de parade, et que si l’on retrouvait le soulier chez lui, cela pourrait tourner mal. « Fais ce que je t’ai dit », répliqua le soldat. La princesse dut encore faire la servante pour une troisième nuit. Mais avant qu’on la ramenât chez elle, elle cacha un soulier sous le lit.
Le lendemain matin, le roi fit rechercher le soulier de sa fille dans toute la ville ; il fut retrouvé chez le soldat. Celui-ci, avec l’aide des gens de la rue, avait déjà fui jusqu’aux portes de la ville. Il fut bientôt arrêté et jeté en prison. Dans sa fuite, le soldat avait oublié d’emporter ce qu’il avait de plus précieux : la lampe bleue, et son or. Il ne lui restait qu’un écu dans sa poche.
Tandis qu’il se tenait à la fenêtre de sa prison, le soldat vit un de ses amis qui passait dehors. Il frappa à la fenêtre pour le faire s’approcher et lui dit : « Sois bon et rapporte-moi le balluchon que j’ai laissé à l’auberge ; pour cela, je te donnerai un écu. » L’ami partit, puis ramena ce que le soldat lui avait demandé. Aussitôt seul, le soldat alluma sa pipe et fit apparaître le génie. « Sois sans crainte. », dit le génie à son maître, « Vas là où ils t’emmèneront, laisse faire les choses. Et n’oublie pas d’apporter la lampe bleue. »