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« C’était à donner envie d’avoir été mourant ! » disait Pencroff.

Pendant toute cette période, les convicts ne s’étaient pas montrés une seule fois aux environs de Granite-House. D’Ayrton, point de nouvelles, et, si l’ingénieur et Harbert conservaient encore quelque espoir de le retrouver, leurs compagnons ne mettaient plus en doute que le malheureux n’eût succombé. Toutefois, ces incertitudes ne pouvaient durer, et, dès que le jeune garçon serait valide, l’expédition, dont le résultat devait être si important, serait entreprise. Mais il fallait attendre un mois peut-être, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la colonie pour avoir raison des convicts.

Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie avait disparu, et les blessures pouvaient être considérées comme cicatrisées définitivement.

Pendant ce mois de janvier, d’importants travaux furent faits au plateau de Grande-vue ; mais ils consistèrent uniquement à sauver ce qui pouvait l’être des récoltes dévastées, soit en blé, soit en légumes. Les graines et les plants furent recueillis, de manière à fournir une nouvelle moisson pour la demi-saison prochaine.

Quant à relever les bâtiments de la basse-cour, le moulin, les écuries, Cyrus Smith préféra attendre.

Tandis que ses compagnons et lui seraient à la poursuite des convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur métier de pillards et d’incendiaires. Quand on aurait purgé l’île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier.

Le jeune convalescent avait commencé à se lever dans la seconde quinzaine du mois de janvier, d’abord une heure par jour, puis deux, puis trois. Les forces lui revenaient à vue d’œil, tant sa constitution était vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. Il était grand et promettait de devenir un homme de noble et belle prestance.

À partir de ce moment, sa convalescence, tout en exigeant encore quelques soins, – et le docteur Spilett se montrait fort sévère, – marcha régulièrement.

Vers la fin du mois, Harbert parcourait déjà le plateau de Grande-vue et les grèves. Quelques bains de mer qu’il prit en compagnie de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith crut pouvoir d’ores et déjà indiquer le jour du départ, qui fut fixé au 15 février prochain. Les nuits, très claires à cette époque de l’année, seraient propices aux recherches qu’il s’agissait de faire sur toute l’île.

Les préparatifs exigés par cette exploration furent don commencés, et ils devaient être importants, car les colons s’étaient jurés de ne point rentrer à Granite-House avant que leur double but eût été atteint : d’une part, détruire les convicts et retrouver Ayrton, s’il vivait encore ; de l’autre, découvrir celui qui présidait si efficacement aux destinées de la colonie. De l’île Lincoln, les colons connaissaient à fond toute la côte orientale depuis le cap griffe jusqu’aux caps mandibules, les vastes marais des tadornes, les environs du lac Grant, les bois de jacamar compris entre la route du corral et la Mercy, les cours de la Mercy et du creek rouge, et enfin les contreforts du mont Franklin, entre lesquels avait été établi le corral.

Ils avaient exploré, mais d’une manière imparfaite seulement, le vaste littoral de la baie Washington depuis le cap griffe jusqu’au promontoire du reptile, la lisière forestière et marécageuse de la côte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient à la gueule entr’ouverte du golfe du requin.

Mais ils n’avaient reconnu en aucune façon les larges portions boisées qui couvraient la presqu’île serpentine, toute la droite de la Mercy, la rive gauche de la rivière de la chute, et l’enchevêtrement de ces contreforts et de ces contre-vallées qui supportaient les trois quarts de la base du mont Franklin à l’ouest, au nord et à l’est, là où tant de retraites profondes existaient sans doute. Par conséquent, plusieurs milliers d’acres de l’île avaient encore échappé à leurs investigations.

Il fut donc décidé que l’expédition se porterait à travers le Far-West, de manière à englober toute la partie située sur la droite de la Mercy.

Peut-être eût-il mieux valu se diriger d’abord sur le corral, où l’on devait craindre que les convicts ne se fussent de nouveau réfugiés, soit pour le piller, soit pour s’y installer. Mais, ou la dévastation du corral était un fait accompli maintenant, et il était trop tard pour l’empêcher, ou les convicts avaient eu intérêt à s’y retrancher, et il serait toujours temps d’aller les relancer dans leur retraite.

Donc, après discussion, le premier plan fut maintenu, et les colons résolurent de gagner à travers bois le promontoire du reptile. Ils chemineraient à la hache et jetteraient ainsi le premier tracé d’une route qui mettrait en communication Granite-House et l’extrémité de la presqu’île, sur une longueur de seize à dix-sept milles.

Le chariot était en parfait état. Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite.

Vivres, effets de campement, cuisine portative, ustensiles divers furent chargés sur le chariot, ainsi que les armes et les munitions choisies avec soin dans l’arsenal maintenant si complet de Granite-House. Mais il ne fallait pas oublier que les convicts couraient peut-être les bois, et que, au milieu de ces épaisses forêts, un coup de fusil était vite tiré et reçu. De là, nécessité pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se diviser sous aucun prétexte.

Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-House. Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l’expédition. L’inaccessible demeure pouvait se garder toute seule.

Le 14 février, veille du départ, était un dimanche.

Il fut consacré tout entier au repos et sanctifié par les actions de grâces, que les colons adressèrent au créateur. Harbert, entièrement guéri, mais un peu faible encore, aurait une place réservée sur le chariot.

Le lendemain, au point du jour, Cyrus Smith prit les mesures nécessaires pour mettre Granite-House à l’abri de toute invasion. Les échelles qui servaient autrefois à l’ascension furent apportées aux cheminées et profondément enterrées dans le sable, de manière qu’elles pussent servir au retour, car le tambour de l’ascenseur fut démonté, et il ne resta plus rien de l’appareil. Pencroff resta le dernier dans Granite-House pour achever cette besogne, et il en redescendit au moyen d’une corde dont le double était maintenu en bas, et qui, une fois ramenée au sol, ne laissa plus subsister aucune communication entre le palier supérieur et la grève.

Le temps était magnifique.

« Une chaude journée qui se prépare ! dit joyeusement le reporter.

– Bah ! Docteur Spilett, répondit Pencroff, nous cheminerons à l’abri des arbres et nous n’apercevrons même pas le soleil !

– En route ! » dit l’ingénieur.

Le chariot attendait sur le rivage, devant les cheminées. Le reporter avait exigé qu’Harbert y prît place, au moins pendant les premières heures du voyage, et le jeune garçon dut se soumettre aux prescriptions de son médecin.

Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait d’un air joyeux. Harbert avait offert une place à Jup dans son véhicule, et Jup avait accepté sans façon. Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche.

Le chariot tourna d’abord l’angle de l’embouchure, puis, après avoir remonté pendant un mille la rive gauche de la Mercy, il traversa le pont au bout duquel s’amorçait la route de port-ballon, et, là, les explorateurs, laissant cette route sur leur gauche, commencèrent à s’enfoncer sous le couvert de ces immenses bois qui formaient la région du Far-West.

Pendant les deux premiers milles, les arbres, largement espacés, permirent au chariot de circuler librement ; de temps en temps il fallait trancher quelques lianes et des forêts de broussailles, mais aucun obstacle sérieux n’arrêta la marche des colons.

L’épaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. Déodars, douglas, casuarinas, banksias, gommiers, dragonniers et autres essences déjà reconnues, se succédaient au delà des limites du regard. Le monde des oiseaux habituels à l’île s’y retrouvait au complet, tétras, jacamars, faisans, loris et toute la famille babillarde des kakatoès, perruches et perroquets. Agoutis, kangourous, cabiais filaient entre les herbes, et tout cela rappelait aux colons les premières excursions qu’ils avaient faites à leur arrivée sur l’île.

« Toutefois, fit observer Cyrus Smith, je remarque que ces animaux, quadrupèdes et volatiles, sont plus craintifs qu’autrefois. Ces bois ont donc été récemment parcourus par les convicts, dont nous devons retrouver certainement des traces. »

Et, en effet, en maint endroit, on put reconnaître le passage plus ou moins récent d’une troupe d’hommes : ici, des brisées faites aux arbres, peut-être dans le but de jalonner le chemin ; là, des cendres d’un foyer éteint, et des empreintes de pas que certaines portions glaiseuses du sol avaient conservées. Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif.

L’ingénieur avait recommandé à ses compagnons de s’abstenir de chasser. Les détonations des armes à feu auraient pu donner l’éveil aux convicts, qui rôdaient peut-être dans la forêt. D’ailleurs, les chasseurs auraient nécessairement été entraînés à quelque distance du chariot, et il était sévèrement interdit de marcher isolément.

Dans la seconde partie de la journée, à six milles environ de Granite-House, la circulation devint assez difficile. Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. Avant de s’y engager, Cyrus Smith avait soin d’envoyer dans ces épais taillis Top et Jup, qui accomplissaient consciencieusement leur mandat, et quand le chien et l’orang revenaient sans avoir rien signalé, c’est qu’il n’y avait rien à craindre, ni de la part des convicts, ni de la part des fauves, – deux sortes d’individus du règne animal que leurs féroces instincts mettaient au même niveau.

Le soir de cette première journée, les colons campèrent à neuf milles environ de Granite-House, sur le bord d’un petit affluent de la Mercy, dont ils ignoraient l’existence, et qui devait se rattacher au système hydrographique auquel ce sol devait son étonnante fertilité.

On soupa copieusement, car l’appétit des colons était fortement aiguisé, et les mesures furent prises pour que la nuit se passât sans encombre. Si l’ingénieur n’avait eu affaire qu’à des animaux féroces, jaguars ou autres, il eût simplement allumé des feux autour de son campement, ce qui eût suffi à le défendre ; mais les convicts, eux, eussent été plutôt attirés qu’arrêtés par ces flammes, et mieux valait dans ce cas s’entourer de profondes ténèbres.

La surveillance fut, d’ailleurs, sévèrement organisée. Deux des colons durent veiller ensemble, et, de deux heures en deux heures, il était convenu qu’ils seraient relevés par leurs camarades. Or, comme, malgré ses réclamations, Harbert fut dispensé de garde, Pencroff et Gédéon Spilett, d’une part, l’ingénieur et Nab, de l’autre, montèrent la garde à tour de rôle aux approches du campement.

Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit.

L’obscurité était due plutôt à l’épaisseur des ramures qu’à la disparition du soleil. Le silence fut à peine troublé par de rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui semblaient agacer particulièrement maître Jup.

La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 février, la marche, plutôt lente que pénible, fut reprise à travers la forêt.

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