Ce jour-là, on ne put franchir que six milles, car à chaque instant il fallait se frayer une route à la hache. Véritables « setlers », les colons épargnaient les grands et beaux arbres, dont l’abatage, d’ailleurs, leur eût coûté d’énormes fatigues, et ils sacrifiaient les petits ; mais il en résultait que la route prenait une direction peu rectiligne et s’allongeait de nombreux détours.
Pendant cette journée, Harbert découvrit des essences nouvelles, dont la présence n’avait pas encore été signalée dans l’île, telles que des fougères arborescentes, avec palmes retombantes, qui semblaient s’épancher comme les eaux d’une vasque, des caroubiers, dont les onaggas broutèrent avec avidité les longues gousses et qui fournirent des pulpes sucrées d’un goût excellent. Là, les colons retrouvèrent aussi de magnifiques kauris, disposés par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnés d’un cône de verdure, s’élevaient à une hauteur de deux cents pieds. C’étaient bien là ces arbres-rois de la Nouvelle-Zélande, aussi célèbres que les cèdres du Liban.
Quant à la faune, elle ne présenta pas d’autres échantillons que ceux dont les chasseurs avaient eu connaissance jusqu’alors. Cependant, ils entrevirent, mais sans pouvoir l’approcher, un couple de ces grands oiseaux qui sont particuliers à l’Australie, sortes de casoars, que l’on nomme émeus, et qui, hauts de cinq pieds et bruns de plumage, appartiennent à l’ordre des échassiers. Top s’élança après eux de toute la vitesse de ses quatre pattes, mais les casoars le distancèrent aisément, tant leur rapidité était prodigieuse.
Quant aux traces laissées par les convicts dans la forêt, on en releva quelques-unes encore. Près d’un feu qui paraissait avoir été récemment éteint, les colons remarquèrent des empreintes qui furent observées avec une extrême attention. En les mesurant l’une après l’autre suivant leur longueur et leur largeur, on retrouva aisément la trace des pieds de cinq hommes. Les cinq convicts avaient évidemment campé en cet endroit ; mais – et c’était là l’objet d’un examen si minutieux ! – on ne put découvrir une sixième empreinte, qui, dans ce cas, eût été celle du pied d’Ayrton.
« Ayrton n’était pas avec eux ! dit Harbert.
– Non, répondit Pencroff, et, s’il n’était pas avec eux, c’est que ces misérables l’avaient déjà tué ! Mais ces gueux-là n’ont donc pas une tanière où on puisse aller les traquer comme des tigres !
– Non, répondit le reporter. Il est plus probable qu’ils vont à l’aventure, et c’est leur intérêt d’errer ainsi jusqu’au moment où ils seront les maîtres de l’île.
– Les maîtres de l’île ! s’écria le marin. Les maîtres de l’île !… » répéta-t-il, et sa voix était étranglée comme si un poignet de fer l’eût saisi à la gorge.
Puis, d’un ton plus calme :
« Savez-vous, Monsieur Cyrus, dit-il, quelle est la balle que j’ai fourrée dans mon fusil ?
– Non, Pencroff !
– C’est la balle qui a traversé la poitrine d’Harbert, et je vous promets que celle-là ne manquera pas son but ! »
Mais ces justes représailles ne pouvaient rendre la vie à Ayrton, et, de cet examen des empreintes laissées sur le sol, on dut, hélas ! Conclure qu’il n’y avait plus à conserver aucun espoir de jamais le revoir !
Ce soir-là, le campement fut établi à quatorze milles de Granite-House, et Cyrus Smith estima qu’il ne devait pas être à plus de cinq milles du promontoire du reptile.
Et, en effet, le lendemain, l’extrémité de la presqu’île était atteinte, et la forêt traversée sur toute sa longueur ; mais aucun indice n’avait permis de trouver la retraite où s’étaient réfugiés les convicts, ni celle, non moins secrète, qui donnait asile au mystérieux inconnu.
CHAPITRE XII
La journée du lendemain, 18 février, fut consacrée à l’exploration de toute cette partie boisée qui formait le littoral depuis le promontoire du reptile jusqu’à la rivière de la chute. Les colons purent fouiller à fond cette forêt, dont la largeur variait de trois à quatre milles, car elle était comprise entre les deux rivages de la presqu’île serpentine. Les arbres, par leur haute taille et leur épaisse ramure, attestaient la puissance végétative du sol, plus étonnante ici qu’en aucune autre portion de l’île. On eût dit un coin de ces forêts vierges de l’Amérique ou de l’Afrique centrale, transporté sous cette zone moyenne. Ce qui portait à admettre que ces superbes végétaux trouvaient dans ce sol, humide à sa couche supérieure, mais chauffé à l’intérieur par des feux volcaniques, une chaleur qui ne pouvait appartenir à un climat tempéré. Les essences dominantes étaient précisément ces kauris et ces eucalyptus qui prenaient des dimensions gigantesques.
Mais le but des colons n’était pas d’admirer ces magnificences végétales. Ils savaient déjà que, sous ce rapport, l’île Lincoln eût mérité de prendre rang dans ce groupe des Canaries, dont le premier nom fut celui d’îles fortunées. Maintenant, hélas ! Leur île ne leur appartenait plus tout entière ; d’autres en avaient pris possession, des scélérats en foulaient le sol, et il fallait les détruire jusqu’au dernier. Sur la côte occidentale, on ne retrouva plus aucunes traces, quelque soin qu’on mît à les rechercher. Plus d’empreintes de pas, plus de brisées aux arbres, plus de cendres refroidies, plus de campements abandonnés.
« Cela ne m’étonne pas, dit Cyrus Smith à ses compagnons. Les convicts ont abordé l’île aux environs de la pointe de l’épave, et ils se sont immédiatement jetés dans les forêts du Far-West, après avoir traversé le marais des tadornes. Ils ont donc suivi à peu près la route que nous avons prise en quittant Granite-House. C’est ce qui explique les traces que nous avons reconnues dans les bois. Mais, arrivés sur le littoral, les convicts ont bien compris qu’ils n’y trouveraient point de retraite convenable, et c’est alors que, étant remontés vers le nord, ils ont découvert le corral…
– Où ils sont peut-être revenus… dit Pencroff.
– Je ne le pense pas, répondit l’ingénieur, car ils doivent bien supposer que nos recherches se porteront de ce côté. Le corral n’est pour eux qu’un lieu d’approvisionnement, et non un campement définitif.
– Je suis de l’avis de Cyrus, dit le reporter, et, suivant moi, ce doit être au milieu des contreforts du mont Franklin que les convicts auront cherché un repaire.
– Alors, Monsieur Cyrus, droit au corral ! s’écria Pencroff. Il faut en finir, et jusqu’ici nous avons perdu notre temps !
– Non, mon ami, répondit l’ingénieur. Vous oubliez que nous avions intérêt à savoir si les forêts du Far-West ne renfermaient pas quelque habitation. Notre exploration a un double but, Pencroff. Si, d’une part, nous devons châtier le crime, de l’autre, nous avons un acte de reconnaissance à accomplir !
– Voilà qui est bien parlé, Monsieur Cyrus, répondit le marin. M’est avis, toutefois, que nous ne trouverons ce gentleman que s’il le veut bien ! »
Et, vraiment, Pencroff ne faisait qu’exprimer l’opinion de tous. Il était probable que la retraite de l’inconnu ne devait pas être moins mystérieuse qu’il ne l’était lui-même !
Ce soir-là, le chariot s’arrêta à l’embouchure de la rivière de la chute. La couchée fut organisée suivant la coutume, et on prit pour la nuit les précautions habituelles. Harbert, redevenu le garçon vigoureux et bien portant qu’il était avant sa maladie, profitait largement de cette existence au grand air, entre les brises de l’océan et l’atmosphère vivifiante des forêts. Sa place n’était plus sur le chariot, mais en tête de la caravane.
Le lendemain, 19 février, les colons, abandonnant le littoral, sur lequel, au delà de l’embouchure, s’entassaient si pittoresquement des basaltes de toutes formes, remontèrent le cours de la rivière par sa rive gauche. La route était en partie dégagée par suite des excursions précédentes qui avaient été faites depuis le corral jusqu’à la côte ouest. Les colons se trouvaient alors à une distance de six milles du mont Franklin.
Le projet de l’ingénieur était celui-ci : observer minutieusement toute la vallée dont le thalweg formait le lit de la rivière, et gagner avec circonspection les environs du corral ; si le corral était occupé, l’enlever de vive force ; s’il ne l’était pas, s’y retrancher et en faire le centre des opérations qui auraient pour objectif l’exploration du mont Franklin.
Ce plan fut unanimement approuvé des colons, et il leur tardait, vraiment, d’avoir repris possession entière de leur île !
On chemina donc dans l’étroite vallée qui séparait deux des plus puissants contreforts du mont Franklin. Les arbres, pressés sur les berges de la rivière, se raréfiaient vers les zones supérieures du volcan. C’était un sol montueux, assez accidenté, très propre aux embûches, et sur lequel on ne se hasarda qu’avec une extrême précaution. Top et Jup marchaient en éclaireurs, et, se jetant de droite et de gauche dans les épais taillis, ils rivalisaient d’intelligence et d’adresse. Mais rien n’indiquait que les rives du cours d’eau eussent été récemment fréquentées, rien n’annonçait ni la présence ni la proximité des convicts.
Vers cinq heures du soir, le chariot s’arrêta à six cents pas à peu près de l’enceinte palissadée. Un rideau semi-circulaire de grands arbres la cachait encore.
Il s’agissait donc de reconnaître le corral, afin de savoir s’il était occupé. Y aller ouvertement, en pleine lumière, pour peu que les convicts y fussent embusqués, c’était s’exposer à recevoir quelque mauvais coup, ainsi qu’il était arrivé à Harbert.
Mieux valait donc attendre que la nuit fût venue.
Cependant, Gédéon Spilett voulait, sans plus tarder, reconnaître les approches du corral, et Pencroff, à bout de patience, s’offrit à l’accompagner.
« Non, mes amis, répondit l’ingénieur. Attendez la nuit. Je ne laisserai pas l’un de vous s’exposer en plein jour.
– Mais, Monsieur Cyrus… répliqua le marin, peu disposé à obéir.
– Je vous en prie, Pencroff, dit l’ingénieur.
– Soit ! » répondit le marin, qui donna un autre cours à sa colère en gratifiant les convicts des plus rudes qualifications du répertoire maritime.
Les colons demeurèrent donc autour du chariot, et ils surveillèrent avec soin les parties voisines de la forêt.