– Prenez garde, Monsieur Cyrus ! s’écria Pencroff, s’il y a encore quelques-uns de ces sagouins…
– Nous verrons bien », répondit l’ingénieur sans s’arrêter.
Tous ses compagnons le suivirent, et, en une minute, ils étaient arrivés au seuil de la porte.
On chercha partout. Personne dans les chambres, ni dans le magasin qui avait été respecté par la bande des quadrumanes.
« Ah çà, et l’échelle ? s’écria le marin. Quel est donc le gentleman qui nous l’a renvoyée ? »
Mais, en ce moment, un cri se fit entendre, et un grand singe, qui s’était réfugié dans le couloir, se précipita dans la salle, poursuivi par Nab.
« Ah ! Le bandit ! » s’écria Pencroff.
Et la hache à la main, il allait fendre la tête de l’animal, lorsque Cyrus Smith l’arrêta et lui dit :
« Épargnez-le, Pencroff.
– Que je fasse grâce à ce moricaud ?
– Oui ! C’est lui qui nous a jeté l’échelle ! »
Et l’ingénieur dit cela d’une voix si singulière, qu’il eût été difficile de savoir s’il parlait sérieusement ou non.
Néanmoins, on se jeta sur le singe, qui, après s’être défendu vaillamment, fut terrassé et garrotté.
« Ouf ! s’écria Pencroff. Et qu’est-ce que nous en ferons maintenant ?
– Un domestique ! » répondit Harbert.
Et en parlant ainsi, le jeune garçon ne plaisantait pas tout à fait, car il savait le parti que l’on peut tirer de cette race intelligente des quadrumanes.
Les colons s’approchèrent alors du singe et le considérèrent attentivement. Il appartenait bien à cette espèce des anthropomorphes dont l’angle facial n’est pas sensiblement inférieur à celui des australiens et des hottentots. C’était un orang, et qui, comme tel, n’avait ni la férocité du babouin, ni l’irréflexion du macaque, ni la malpropreté du sagouin, ni les impatiences du magot, ni les mauvais instincts du cynocéphale. C’est à cette famille des anthropomorphes que se rapportent tant de traits qui indiquent chez ces animaux une intelligence quasi-humaine. Employés dans les maisons, ils peuvent servir à table, nettoyer les chambres, soigner les habits, cirer les souliers, manier adroitement le couteau, la cuiller et la fourchette, et même boire le vin… tout aussi bien que le meilleur domestique à deux pieds sans plumes. On sait que Buffon posséda un de ces singes, qui le servit longtemps comme un serviteur fidèle et zélé.
Celui qui était alors garrotté dans la salle de Granite-House était un grand diable, haut de six pieds, corps admirablement proportionné, poitrine large, tête de grosseur moyenne, angle facial atteignant soixante-cinq degrés, crâne arrondi, nez saillant, peau recouverte d’un poil poli, doux et luisant, – enfin un type accompli des anthropomorphes. Ses yeux, un peu plus petits que des yeux humains, brillaient d’une intelligente vivacité ; ses dents blanches resplendissaient sous sa moustache, et il portait une petite barbe frisée de couleur noisette.
« Un beau gars ! dit Pencroff. Si seulement on connaissait sa langue, on pourrait lui parler !
– Ainsi, dit Nab, c’est sérieux, mon maître ? Nous allons le prendre comme domestique ?
– Oui, Nab, répondit en souriant l’ingénieur. Mais ne sois pas jaloux !
– Et j’espère qu’il fera un excellent serviteur, ajouta Harbert. Il paraît jeune, son éducation sera facile, et nous ne serons pas obligés, pour le soumettre, d’employer la force, ni de lui arracher les canines, comme on fait en pareille circonstance ! Il ne peut que s’attacher à des maîtres qui seront bons pour lui.
– Et on le sera », répondit Pencroff, qui avait oublié toute sa rancune contre « les farceurs. »
Puis, s’approchant de l’orang :
« Eh bien, mon garçon, lui demanda-t-il, comment cela va-t-il ? »
L’orang répondit par un petit grognement qui ne dénotait pas trop de mauvaise humeur.
« Nous voulons donc faire partie de la colonie ? demanda le marin. Nous allons donc entrer au service de M Cyrus Smith ? »
Nouveau grognement approbateur du singe.
« Et nous nous contenterons de notre nourriture pour tout gage ? »
Troisième grognement affirmatif.
« Sa conversation est un peu monotone, fit observer Gédéon Spilett.
– Bon ! répliqua Pencroff, les meilleurs domestiques sont ceux qui parlent le moins. Et puis, pas de gages ! – entendez-vous, mon garçon ? Pour commencer, nous ne vous donnerons pas de gages, mais nous les doublerons plus tard, si nous sommes contents de vous ! »
C’est ainsi que la colonie s’accrut d’un nouveau membre, qui devait lui rendre plus d’un service.
Quant au nom dont on l’appellerait, le marin demanda qu’en souvenir d’un autre singe qu’il avait connu, il fût appelé Jupiter, et Jup par abréviation.
Et voilà comme, sans plus de façons, maître Jup fut installé à Granite-House.
CHAPITRE VII
Les colons de l’île Lincoln avaient donc reconquis leur domicile, sans avoir été obligés de suivre l’ancien déversoir, ce qui leur épargna des travaux de maçonnerie. Il était heureux, en vérité, qu’au moment où ils se disposaient à le faire, la bande de singes eût été prise d’une terreur, non moins subite qu’inexplicable, qui les avait chassés de Granite-House. Ces animaux avaient-ils donc pressenti qu’un assaut sérieux allait leur être donné par une autre voie ? C’était à peu près la seule façon d’interpréter leur mouvement de retraite.
Pendant les dernières heures de cette journée, les cadavres des singes furent transportés dans le bois, où on les enterra ; puis, les colons s’employèrent à réparer le désordre causé par les intrus, – désordre et non dégât, car s’ils avaient bouleversé le mobilier des chambres, du moins n’avaient-ils rien brisé.
Nab ralluma ses fourneaux, et les réserves de l’office fournirent un repas substantiel auquel tous firent largement honneur.
Jup ne fut point oublié, et il mangea avec appétit des amandes de pignon et des racines de rhyomes, dont il se vit abondamment approvisionné. Pencroff avait délié ses bras, mais il jugea convenable de lui laisser les entraves aux jambes jusqu’au moment où il pourrait compter sur sa résignation.