On l’entoura d’une palissade, et on construisit différents abris pour les animaux qui devaient la peupler. C’étaient des cahutes de branchages, divisées en compartiments, qui n’attendirent bientôt plus que leurs hôtes.
Les premiers furent le couple de tinamous, qui ne tardèrent pas à donner de nombreux petits. Ils eurent pour compagnons une demi-douzaine de canards, habitués des bords du lac. Quelques-uns appartenaient à cette espèce chinoise, dont les ailes s’ouvrent en éventail, et qui, par l’éclat et la vivacité de leur plumage, rivalisent avec les faisans dorés. Quelques jours après, Harbert s’empara d’un couple de gallinacés à queue arrondie et faite de longues pennes, de magnifiques « alectors », qui ne tardèrent pas à s’apprivoiser. Quant aux pélicans, aux martins-pêcheurs, aux poules d’eau, ils vinrent d’eux-mêmes au rivage de la basse-cour, et tout ce petit monde, après quelques disputes, roucoulant, piaillant, gloussant, finit par s’entendre, et s’accrut dans une proportion rassurante pour l’alimentation future de la colonie.
Cyrus Smith, voulant aussi compléter son œuvre, établit un pigeonnier dans un angle de la basse-cour.
On y logea une douzaine de ces pigeons qui fréquentaient les hauts rocs du plateau. Ces oiseaux s’habituèrent aisément à rentrer chaque soir à leur nouvelle demeure, et montrèrent plus de propension à se domestiquer que les ramiers leurs congénères, qui, d’ailleurs, ne se reproduisent qu’à l’état sauvage. Enfin, le moment était venu d’utiliser, pour la confection du linge, l’enveloppe de l’aérostat, car, quant à la garder sous cette forme et à se risquer dans un ballon à air chaud pour quitter l’île, au-dessus d’une mer pour ainsi dire sans limites, ce n’eût été admissible que pour des gens qui auraient manqué de tout, et Cyrus Smith, esprit pratique, n’y pouvait songer.
Il s’agissait donc de rapporter l’enveloppe à Granite-House, et les colons s’occupèrent de rendre leur lourd chariot plus maniable et plus léger. Mais si le véhicule ne manquait pas, le moteur était encore à trouver ! N’existait-il donc pas dans l’île quelque ruminant d’espèce indigène qui pût remplacer cheval, âne, bœuf ou vache ? C’était la question.
« En vérité, disait Pencroff, une bête de trait nous serait fort utile, en attendant que M Cyrus voulût bien construire un chariot à vapeur, ou même une locomotive, car certainement, un jour, nous aurons un chemin de fer de Granite-House au port Ballon, avec embranchement sur le mont Franklin ! »
Et l’honnête marin, en parlant ainsi, croyait ce qu’il disait ! Oh ! Imagination, quand la foi s’en mêle !
Mais, pour ne rien exagérer, un simple quadrupède attelable eût bien fait l’affaire de Pencroff, et comme la providence avait un faible pour lui, elle ne le fit pas languir. Un jour, le 23 décembre, on entendit à la fois Nab crier et Top aboyer à qui mieux mieux. Les colons, occupés aux Cheminées, accoururent aussitôt, craignant quelque fâcheux incident. Que virent-ils ? Deux beaux animaux de grande taille, qui s’étaient imprudemment aventurés sur le plateau, dont les ponceaux n’avaient pas été fermés. On eût dit deux chevaux, ou tout au moins deux ânes, mâle et femelle, formes fines, pelage isabelle, jambes et queue blanches, zébrés de raies noires sur la tête, le cou et le tronc. Ils s’avançaient tranquillement, sans marquer aucune inquiétude, et ils regardaient d’un œil vif ces hommes, dans lesquels ils ne pouvaient encore reconnaître des maîtres.
« Ce sont des onaggas ! s’écria Harbert, des quadrupèdes qui tiennent le milieu entre le zèbre et le couagga !
– Pourquoi pas des ânes ? demanda Nab.
– Parce qu’ils n’ont point les oreilles longues et que leurs formes sont plus gracieuses !
– Ânes ou chevaux, riposta Pencroff, ce sont des « moteurs », comme dirait M Smith, et, comme tels, bons à capturer ! »
Le marin, sans effrayer les deux animaux, se glissant entre les herbes jusqu’au ponceau du Creek-Glycérine, le fit basculer, et les onaggas furent prisonniers.
Maintenant, s’emparerait-on d’eux par la violence et les soumettrait-on à une domestication forcée ? Non.
Il fut décidé que, pendant quelques jours, on les laisserait aller et venir librement sur le plateau, où l’herbe était abondante, et immédiatement l’ingénieur fit construire près de la basse-cour une écurie, dans laquelle les onaggas devaient trouver, avec une bonne litière, un refuge pendant la nuit.
Ainsi donc, ce couple magnifique fut laissé entièrement libre de ses mouvements, et les colons évitèrent même de l’effrayer en s’approchant.
Plusieurs fois, cependant, les onaggas parurent éprouver le besoin de quitter ce plateau, trop restreint pour eux, habitués aux larges espaces et aux forêts profondes. On les voyait, alors, suivre la ceinture d’eau qui leur opposait une infranchissable barrière, jeter quelques braiments aigus, puis galoper à travers les herbes, et, le calme revenu, ils restaient des heures entières à considérer ces grands bois qui leur étaient fermés sans retour !
Cependant, des harnais et des traits en fibres végétales avaient été confectionnés, et quelques jours après la capture des onaggas, non seulement le chariot était prêt à être attelé, mais une route droite, ou plutôt une coupée avait été faite à travers la forêt du Far-West, depuis le coude de la Mercy jusqu’au port Ballon. On pouvait donc y conduire le chariot, et ce fut vers la fin de décembre qu’on essaya pour la première fois les onaggas.
Pencroff avait déjà assez amadoué ces animaux pour qu’ils vinssent lui manger dans la main, et ils se laissaient approcher sans difficulté, mais, une fois attelés, ils se cabrèrent, et on eut grand’peine à les contenir. Cependant ils ne devaient pas tarder à se plier à ce nouveau service, car l’onagga, moins rebelle que le zèbre, s’attelle fréquemment dans les parties montagneuses de l’Afrique australe, et on a même pu l’acclimater en Europe sous des zones relativement froides.
Ce jour-là, toute la colonie, sauf Pencroff, qui marchait à la tête de ses bêtes, monta dans le chariot et prit la route du port Ballon. Si l’on fut cahoté sur cette route à peine ébauchée, cela va sans dire ; mais le véhicule arriva sans encombre, et, le jour même, on put y charger l’enveloppe et les divers agrès de l’aérostat.
À huit heures du soir, le chariot, après avoir repassé le pont de la Mercy, redescendait la rive gauche de la rivière et s’arrêtait sur la grève. Les onaggas étaient dételés, puis ramenés à leur écurie, et Pencroff, avant de s’endormir, poussait un soupir de satisfaction qui fit bruyamment retentir les échos de Granite-House.
CHAPITRE VIII
La première semaine de janvier fut consacrée à la confection du linge nécessaire à la colonie. Les aiguilles trouvées dans la caisse fonctionnèrent entre des doigts vigoureux, sinon délicats, et on peut affirmer que ce qui fut cousu le fut solidement.
Le fil ne manqua pas, grâce à l’idée qu’eut Cyrus Smith de réemployer celui qui avait déjà servi à la couture des bandes de l’aérostat. Ces longues bandes furent décousues avec une patience admirable par Gédéon Spilett et Harbert, car Pencroff avait dû
Renoncer à ce travail, qui l’agaçait outre mesure ; mais quand il se fut agi de coudre, il n’eut pas son égal. Personne n’ignore, en effet, que les marins ont une aptitude remarquable pour le métier de couturière.
Les toiles qui composaient l’enveloppe de l’aérostat furent ensuite dégraissées au moyen de soude et de potasse obtenues par incinération de plantes, de telle sorte que le coton, débarrassé du vernis, reprit sa souplesse et son élasticité naturelles ; puis, soumis à l’action décolorante de l’atmosphère, il acquit une blancheur parfaite. Quelques douzaines de chemises et de chaussettes – celles-ci non tricotées, bien entendu, mais faites de toiles cousues – furent ainsi préparées. Quelle jouissance ce fut pour les colons de revêtir enfin du linge blanc – linge très rude sans doute, mais ils n’en étaient pas à s’inquiéter de si peu – et de se coucher entre des draps, qui firent des couchettes de Granite-House des lits tout à fait sérieux.
Ce fut aussi vers cette époque que l’on confectionna des chaussures en cuir de phoque, qui vinrent remplacer à propos les souliers et les bottes apportés d’Amérique. On peut affirmer que ces nouvelles chaussures furent larges et longues et ne gênèrent jamais le pied des marcheurs !
Avec le début de l’année 1866, les chaleurs furent persistantes, mais la chasse sous bois ne chôma point. Agoutis, pécaris, cabiais, kangourous, gibiers de poil et de plume fourmillaient véritablement, et Gédéon Spilett et Harbert étaient trop bons tireurs pour perdre désormais un seul coup de fusil.
Cyrus Smith leur recommandait toujours de ménager les munitions, et il prit des mesures pour remplacer la poudre et le plomb qui avaient été trouvés dans la caisse, et qu’il voulait réserver pour l’avenir.
Savait-il, en effet, où le hasard pourrait jeter un jour, lui et les siens, dans le cas où ils quitteraient leur domaine ? Il fallait donc parer à toutes les nécessités de l’inconnu, et ménager les munitions, en leur substituant d’autres substances aisément renouvelables.
Pour remplacer le plomb, dont Cyrus Smith n’avait rencontré aucune trace dans l’île, il employa sans trop de désavantage de la grenaille de fer, qui était facile à fabriquer. Ces grains n’ayant pas la pesanteur des grains de plomb, il dut les faire plus gros, et chaque charge en contint moins, mais l’adresse des chasseurs suppléa à ce défaut. Quant à la poudre, Cyrus Smith aurait pu en faire, car il avait à sa disposition du salpêtre, du soufre et du charbon ; mais cette préparation demande des soins extrêmes, et, sans un outillage spécial, il est difficile de la produire en bonne qualité.
Cyrus Smith préféra donc fabriquer du pyroxyle, c’est-à-dire du fulmi-coton, substance dans laquelle le coton n’est pas indispensable, car il n’y entre que comme cellulose. Or, la cellulose n’est autre chose que le tissu élémentaire des végétaux, et elle se trouve à peu près à l’état de pureté, non seulement dans le coton, mais dans les fibres textiles du chanvre et du lin, dans le papier, le vieux linge, la moelle de sureau, etc. Or, précisément, les sureaux abondaient dans l’île, vers l’embouchure du Creek-Rouge, et les colons employaient déjà en guise de café les baies de ces arbrisseaux, qui appartiennent à la famille des caprifoliacées.
Ainsi donc, cette moelle de sureau, c’est-à-dire la cellulose, il suffisait de la récolter, et, quant à l’autre substance nécessaire à la fabrication du pyroxyle, ce n’était que de l’acide azotique fumant.
Or, Cyrus Smith, ayant de l’acide sulfurique à sa disposition, avait déjà pu facilement produire de l’acide azotique, en attaquant le salpêtre que lui fournissait la nature.
Il résolut donc de fabriquer et d’employer du pyroxyle, tout en lui reconnaissant d’assez graves inconvénients, c’est-à-dire une grande inégalité d’effet, une excessive inflammabilité, puisqu’il s’enflamme à cent soixante-dix degrés au lieu de deux cent quarante, et enfin une déflagration trop instantanée qui peut dégrader les armes à feu. En revanche, les avantages du pyroxyle consistaient en ceci, qu’il ne s’altérait pas par l’humidité, qu’il n’encrassait pas le canon des fusils, et que sa force propulsive était quadruple de celle de la poudre ordinaire.
Pour faire le pyroxyle, il suffit de plonger pendant un quart d’heure de la cellulose dans de l’acide azotique fumant, puis de laver à grande eau et de faire sécher. On le voit, rien n’est plus simple.
Cyrus Smith n’avait à sa disposition que de l’acide azotique ordinaire, et non de l’acide azotique fumant ou monohydraté, c’est-à-dire de l’acide qui émet des vapeurs blanchâtres au contact de l’air humide ; mais en substituant à ce dernier de l’acide azotique ordinaire, mélangé dans la proportion de trois volumes à cinq volumes d’acide sulfurique concentré, l’ingénieur devait obtenir le même résultat, et il l’obtint. Les chasseurs de l’île eurent donc bientôt à leur disposition une substance parfaitement préparée, et qui, employée avec discrétion, donna d’excellents résultats.
Vers cette époque, les colons défrichèrent trois acres du plateau de Grande-vue, et le reste fut conservé à l’état de prairies pour l’entretien des onaggas. Plusieurs excursions furent faites dans les forêts du Jacamar et du Far-West, et l’on rapporta une véritable récolte de végétaux sauvages, épinards, cresson, raifort, raves, qu’une culture intelligente devait bientôt modifier, et qui allaient tempérer le régime d’alimentation azotée auquel avaient été jusque-là soumis les colons de l’île Lincoln. On véhicula également de notables quantités de bois et de charbon. Chaque excursion était, en même temps, un moyen d’améliorer les routes, dont la chaussée se tassait peu à peu sous les roues du chariot.
La garenne fournissait toujours son contingent de lapins aux offices de Granite-House. Comme elle était située un peu au dehors du point où s’annonçait le Creek-Glycérine, ses hôtes ne pouvaient pénétrer sur le plateau réservé, ni ravager, par conséquent, les plantations nouvellement faites. Quant à l’huîtrière, disposée au milieu des rocs de la plage et dont les produits étaient fréquemment renouvelés, elle donnait quotidiennement d’excellents mollusques. En outre, la pêche, soit dans les eaux du lac, soit dans le courant de la Mercy, ne tarda pas à être fructueuse, car Pencroff avait installé des lignes de fond, armées d’hameçons de fer, auxquels se prenaient fréquemment de belles truites et certains poissons, extrêmement savoureux, dont les flancs argentés étaient semés de petites taches jaunâtres. Aussi maître Nab, chargé des soins culinaires, pouvait-il varier agréablement le menu de chaque repas. Seul, le pain manquait encore à la table des colons, et, on l’a dit, c’était une privation à laquelle ils étaient vraiment sensibles.
On fit aussi, vers cette époque, la chasse aux tortues marines, qui fréquentaient les plages du cap Mandibule. En cet endroit, la grève était hérissée de petites boursouflures, renfermant des œufs parfaitement sphériques, à coque blanche et dure, et dont l’albumine a la propriété de ne point se coaguler comme celle des œufs d’oiseaux. C’était le soleil qui se chargeait de les faire éclore, et leur nombre était naturellement très considérable, puisque chaque tortue peut en pondre annuellement jusqu’à deux cent cinquante.