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– Nous n’avons pas quitté Granite-House, répondit Cyrus Smith, et si un feu a paru sur la côte, c’est une autre main que la nôtre qui l’a allumé ! »

Pencroff, Harbert et Nab étaient stupéfaits. Il n’y avait pas eu d’illusion possible, et un feu avait bien réellement frappé leurs yeux pendant cette nuit du 19 au 20 octobre !

Oui ! Ils durent en convenir, un mystère existait ! Une influence inexplicable, évidemment favorable aux colons, mais fort irritante pour leur curiosité, se faisait sentir et comme à point nommé sur l’île Lincoln. Y avait-il donc quelque être caché dans ses plus profondes retraites ? C’est ce qu’il faudrait savoir à tout prix !

Cyrus Smith rappela également à ses compagnons la singulière attitude de Top et de Jup, quand ils rôdaient à l’orifice du puits qui mettait Granite-House en communication avec la mer, et il leur dit qu’il avait exploré ce puits sans y découvrir rien de suspect. Enfin, la conclusion de cette conversation fut une détermination prise par tous les membres de la colonie de fouiller entièrement l’île, dès que la belle saison serait revenue.

Mais depuis ce jour, Pencroff parut être soucieux.

Cette île dont il faisait sa propriété personnelle, il lui sembla qu’elle ne lui appartenait plus tout entière et qu’il la partageait avec un autre maître, auquel, bon gré, mal gré, il se sentait soumis.

Nab et lui causaient souvent de ces inexplicables choses, et tous deux, très portés au merveilleux par leur nature même, n’étaient pas éloignés de croire que l’île Lincoln fût subordonnée à quelque puissance surnaturelle.

Cependant les mauvais jours étaient venus avec le mois de mai, – novembre des zones boréales. L’hiver semblait devoir être rude et précoce. Aussi les travaux d’hivernage furent-ils entrepris sans retard.

Du reste, les colons étaient bien préparés à recevoir cet hiver, si dur qu’il dût être. Les vêtements de feutre ne manquaient pas, et les mouflons, nombreux alors, avaient abondamment fourni la laine nécessaire à la fabrication de cette chaude étoffe.

Il va sans dire qu’Ayrton avait été pourvu de ces confortables vêtements. Cyrus Smith lui offrit de venir passer la mauvaise saison à Granite-House, où il serait mieux logé qu’au corral, et Ayrton promit de le faire, dès que les derniers travaux du corral seraient terminés. Ce qu’il fit vers la mi-avril. Depuis ce temps-là, Ayrton partagea la vie commune et se rendit utile en toute occasion ; mais, toujours humble et triste, il ne prenait jamais part aux plaisirs de ses compagnons !

Pendant la plus grande partie de ce troisième hiver que les colons passaient à l’île Lincoln, ils demeurèrent confinés dans Granite-House. Il y eut de très grandes tempêtes et des bourrasques terribles, qui semblaient ébranler les roches jusque sur leur base. D’immenses raz de marée menacèrent de couvrir l’île en grand, et, certainement, tout navire mouillé sur les atterrages s’y fût perdu corps et biens. Deux fois, pendant une de ces tourmentes, la Mercy grossit au point de donner lieu de craindre que le pont et les ponceaux ne fussent emportés, et il fallut même consolider ceux de la grève, qui disparaissaient sous les couches d’eau, quand la mer battait le littoral.

On pense bien que de tels coups de vent, comparables à des trombes, où se mélangeaient la pluie et la neige, causèrent des dégâts sur le plateau de Grande-vue. Le moulin et la basse-cour eurent particulièrement à souffrir. Les colons durent souvent y faire des réparations urgentes, sans quoi l’existence des volatiles eût été sérieusement menacée.

Par ces grands mauvais temps, quelques couples de jaguars et des bandes de quadrumanes s’aventuraient jusqu’à la lisière du plateau, et il était toujours à craindre que les plus souples et les plus audacieux, poussés par la faim, ne parvinssent à franchir le ruisseau, qui, d’ailleurs, lorsqu’il était gelé, leur offrait un passage facile. Plantations et animaux domestiques eussent été infailliblement détruits alors sans une surveillance continuelle, et souvent il fallut faire le coup de feu pour tenir à respectueuse distance ces dangereux visiteurs. Aussi la besogne ne manqua-t-elle pas aux hiverneurs, car, sans compter les soins du dehors, il y avait toujours mille travaux d’aménagement à Granite-House.

Il y eut aussi quelques belles chasses, qui furent faites par les grands froids dans les vastes marais des tadornes. Gédéon Spilett et Harbert, aidés de Jup et de Top, ne perdaient pas un coup au milieu de ces myriades de canards, de bécassines, de sarcelles, de pilets et de vanneaux. L’accès de ce giboyeux territoire était facile, d’ailleurs, soit que l’on s’y rendît par la route du port ballon, après avoir passé le pont de la Mercy, soit en tournant les roches de la pointe de l’épave, et les chasseurs ne s’éloignaient jamais de Granite-House au delà de deux ou trois milles.

Ainsi se passèrent les quatre mois d’hiver, qui furent réellement rigoureux, c’est-à-dire juin, juillet, août et septembre. Mais, en somme, Granite-House ne souffrit pas trop des inclémences du temps, et il en fut de même au corral, qui, moins exposé que le plateau et couvert en grande partie par le mont Franklin, ne recevait que les restes des coups de vent déjà brisés par les forêts et les hautes roches du littoral. Les dégâts y furent donc peu importants, et la main active et habile d’Ayrton suffit à les réparer promptement, quand, dans la seconde quinzaine d’octobre, il retourna passer quelques jours au corral.

Pendant cet hiver, il ne se produisit aucun nouvel incident inexplicable. Rien d’étrange n’arriva, bien que Pencroff et Nab fussent à l’affût des faits les plus insignifiants qu’ils eussent pu rattacher à une cause mystérieuse. Top et Jup eux-mêmes ne rôdaient plus autour du puits et ne donnaient aucun signe d’inquiétude. Il semblait donc que la série des incidents surnaturels fût interrompue, bien qu’on en causât souvent pendant les veillées de Granite-House, et qu’il demeurât bien convenu que l’île serait fouillée jusque dans ses parties les plus difficiles à explorer. Mais un événement de la plus haute gravité, et dont les conséquences pouvaient être funestes, vint momentanément détourner de leurs projets Cyrus Smith et ses compagnons.

On était au mois d’octobre. La belle saison revenait à grands pas. La nature se renouvelait sous les rayons du soleil, et, au milieu du feuillage persistant des conifères qui formaient la lisière du bois, apparaissait déjà le feuillage nouveau des micocouliers, des banksias et des deodars.

On se rappelle que Gédéon Spilett et Harbert avaient pris, à plusieurs reprises, des vues photographiques de l’île Lincoln.

Or, le 17 de ce mois d’octobre, vers trois heures du soir, Harbert, séduit par la pureté du ciel, eut la pensée de reproduire toute la baie de l’union qui faisait face au plateau de Grande-vue, depuis le cap mandibule jusqu’au cap griffe.

L’horizon était admirablement dessiné, et la mer, ondulant sous une brise molle, présentait à son arrière-plan l’immobilité des eaux d’un lac, piquetées çà et là de paillons lumineux.

L’objectif avait été placé à l’une des fenêtres de la grande salle de Granite-House, et par conséquent, il dominait la grève et la baie. Harbert procéda comme il avait l’habitude de le faire, et, le cliché obtenu, il alla le fixer au moyen des substances qui étaient déposées dans un réduit obscur de Granite-House.

Revenu en pleine lumière, en l’examinant bien, Harbert aperçut sur son cliché un petit point presque imperceptible qui tachait l’horizon de mer.

Il essaya de le faire disparaître par un lavage réitéré, mais il ne put y parvenir.

« C’est un défaut qui se trouve dans le verre », pensa-t-il.

Et alors il eut la curiosité d’examiner ce défaut avec une forte lentille qu’il dévissa de l’une des lunettes.

Mais, à peine eut-il regardé, qu’il poussa un cri et que le cliché faillit lui échapper des mains.

Courant aussitôt à la chambre où se tenait Cyrus Smith, il tendit le cliché et la lentille à l’ingénieur, en lui indiquant la petite tache.

Cyrus Smith examina ce point ; puis, saisissant sa longue-vue, il se précipita vers la fenêtre.

La longue-vue, après avoir parcouru lentement l’horizon, s’arrêta enfin sur le point suspect, et Cyrus Smith, l’abaissant, ne prononça que ce mot : « navire ! »

Et, en effet, un navire était en vue de l’île Lincoln !


PARTIE 3

LE SECRET DE L’ÎLE


CHAPITRE I

Depuis deux ans et demi, les naufragés du ballon avaient été jetés sur l’île Lincoln, et jusqu’alors aucune communication n’avait pu s’établir entre eux et leurs semblables. Une fois, le reporter avait tenté de se mettre en rapport avec le monde habité, en confiant à un oiseau cette notice qui contenait le secret de leur situation, mais c’était là une chance sur laquelle il était impossible de compter sérieusement. Seul, Ayrton, et dans les circonstances que l’on sait, était venu s’adjoindre aux membres de la petite colonie. Or, voilà que, ce jour même, – 17 octobre, – d’autres hommes apparaissaient inopinément en vue de l’île, sur cette mer toujours déserte !

On n’en pouvait plus douter ! Un navire était là !

Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il ? Avant quelques heures, les colons sauraient évidemment à quoi s’en tenir.

Cyrus Smith et Harbert, ayant aussitôt appelé Gédéon Spilett, Pencroff et Nab dans la grande salle de Granite-House, les avaient mis au courant de ce qui se passait. Pencroff, saisissant la longue-vue, parcourut rapidement l’horizon, et, s’arrêtant sur le point indiqué, c’est-à-dire sur celui qui avait fait l’imperceptible tache du cliché photographique :

« Mille diables ! C’est bien un navire ! dit-il d’une voix qui ne dénotait pas une satisfaction extraordinaire.

– Vient-il à nous ? demanda Gédéon Spilett.

– Impossible de rien affirmer encore, répondit Pencroff, car sa mâture seule apparaît au-dessus de l’horizon, et on ne voit pas un morceau de sa coque !

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