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– Alors, que ferez-vous ?

– J’essayerai de tenir le large jusqu’au flot, c’est-à-dire jusqu’à sept heures du soir, et s’il fait encore un peu jour, je tenterai d’entrer dans le golfe ; sinon, nous resterons à courir bord sur bord pendant toute la nuit, et nous entrerons demain au soleil levant.

– Je vous l’ai dit, Pencroff, nous nous en rapportons à vous, répondit Cyrus Smith.

– Ah ! fit Pencroff, s’il y avait seulement un phare sur cette côte, ce serait plus commode pour les navigateurs !

– Oui, répondit Harbert, et cette fois-ci, nous n’aurons pas d’ingénieur complaisant qui nous allume un feu pour nous guider au port !

– Tiens, au fait, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett, nous ne vous avons jamais remercié ; mais franchement, sans ce feu, nous n’aurions jamais pu atteindre…

– Un feu… ? demanda Cyrus Smith, très étonné des paroles du reporter.

– Nous voulons dire, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff, que nous avons été très embarrassés à bord du Bonadventure, pendant les dernières heures qui ont précédé notre retour, et que nous aurions passé sous le vent de l’île, sans la précaution que vous avez prise d’allumer un feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, sur le plateau de Granite-House.

– Oui, oui !… c’est une heureuse idée que j’ai eue là ! répondit l’ingénieur.

– Et cette fois, ajouta le marin, à moins que la pensée n’en vienne à Ayrton, il n’y aura personne pour nous rendre ce petit service !

– Non ! Personne ! » répondit Cyrus Smith.

Et quelques instants après, se trouvant seul à l’avant de l’embarcation avec le reporter, l’ingénieur se penchait à son oreille et lui disait :

« S’il est une chose certaine en ce monde, Spilett, c’est que je n’ai jamais allumé de feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, ni sur le plateau de Granite-House, ni en aucune autre partie de l’île ! »


CHAPITRE XX

Les choses se passèrent ainsi que l’avait prévu Pencroff, car ses pressentiments ne pouvaient tromper. Le vent vint à fraîchir, et, de bonne brise, il passa à l’état de coup de vent, c’est-à-dire qu’il acquit une vitesse de quarante à quarante-cinq milles à l’heure, et qu’un bâtiment en pleine mer eût été au bas ris, avec ses perroquets calés. Or, comme il était environ six heures quand le Bonadventure fut par le travers du golfe, et qu’en ce moment le jusant se faisait sentir, il fut impossible d’y entrer. Force fut donc de tenir le large, car, lors même qu’il l’aurait voulu, Pencroff n’eût pas même pu atteindre l’embouchure de la Mercy. Donc, après avoir installé son foc au grand mât en guise de tourmentin, il attendit, en présentant le cap à terre.

Très heureusement, si le vent fut très fort, la mer, couverte par la côte, ne grossit pas extrêmement. On n’eut donc pas à redouter les coups de lame, qui sont un grand danger pour les petites embarcations.

Le Bonadventure n’aurait pas chaviré, sans doute, car il était bien lesté ; mais d’énormes paquets d’eau, tombant à bord, auraient pu le compromettre, si les panneaux n’avaient pas résisté. Pencroff, en habile marin, para à tout événement. Certes ! Il avait une confiance extrême dans son embarcation, mais il n’en attendit pas moins le jour avec une certaine anxiété.

Pendant cette nuit, Cyrus Smith et Gédéon Spilett n’eurent pas l’occasion de causer ensemble, et cependant la phrase prononcée à l’oreille du reporter par l’ingénieur valait bien que l’on discutât encore une fois cette mystérieuse influence qui semblait régner sur l’île Lincoln. Gédéon Spilett ne cessa de songer à ce nouvel et inexplicable incident, à cette apparition d’un feu sur la côte de l’île. Ce feu, il l’avait bien réellement vu ! Ses compagnons, Harbert et Pencroff, l’avaient vu comme lui ! Ce feu leur avait servi à reconnaître la situation de l’île pendant cette nuit sombre, et ils ne pouvaient douter que ce ne fût la main de l’ingénieur qui l’eût allumé, et voilà que Cyrus Smith déclarait formellement qu’il n’avait rien fait de tel !

Gédéon Spilett se promit de revenir sur cet incident, dès que le Bonadventure serait de retour, et de pousser Cyrus Smith à mettre ses compagnons au courant de ces faits étranges. Peut-être se déciderait-on alors à faire, en commun, une investigation complète de toutes les parties de l’île Lincoln.

Quoi qu’il en soit, ce soir-là aucun feu ne s’alluma sur ces rivages, inconnus encore, qui formaient l’entrée du golfe, et la petite embarcation continua de se tenir au large pendant toute la nuit.

Quand les premières lueurs de l’aube se dessinèrent sur l’horizon de l’est, le vent, qui avait légèrement calmi, tourna de deux quarts et permit à Pencroff d’embouquer plus facilement l’étroite entrée du golfe. Vers sept heures du matin, le Bonadventure, après avoir laissé porter sur le cap mandibule-nord, entrait prudemment dans la passe et se hasardait sur ces eaux, enfermées dans le plus étrange cadre de laves.

« Voilà, dit Pencroff, un bout de mer qui ferait une rade admirable, où des flottes pourraient évoluer à leur aise !

– Ce qui est surtout curieux, fit observer Cyrus Smith, c’est que ce golfe a été formé par deux coulées de laves, vomies par le volcan, qui se sont accumulées par des éruptions successives. Il en résulte donc que ce golfe est abrité complètement sur tous les côtés, et il est à croire que, même par les plus mauvais vents, la mer y est calme comme un lac.

– Sans doute, reprit le marin, puisque le vent, pour y pénétrer, n’a que cet étroit goulet creusé entre les deux caps, et encore le cap du nord couvre-t-il celui du sud, de manière à rendre très difficile l’entrée des rafales. En vérité, notre Bonadventure pourrait y demeurer d’un bout de l’année à l’autre sans même se raidir sur ses ancres !

– C’est un peu grand pour lui ! fit observer le reporter.

– Eh ! Monsieur Spilett, répondit le marin, je conviens que c’est trop grand pour le Bonadventure, mais si les flottes de l’union ont besoin d’un abri sûr dans le Pacifique, je crois qu’elles ne trouveront jamais mieux que cette rade !

– Nous sommes dans la gueule du requin, fit alors observer Nab, en faisant allusion à la forme du golfe.

– En pleine gueule, mon brave Nab ! répondit Harbert, mais vous n’avez pas peur qu’elle se referme sur nous, n’est-ce pas ?

– Non, Monsieur Harbert, répondit Nab, et pourtant ce golfe-là ne me plaît pas beaucoup ! Il a une physionomie méchante !

– Bon ! s’écria Pencroff, voilà Nab qui déprécie mon golfe, au moment où je médite d’en faire hommage à l’Amérique !

– Mais, au moins, les eaux sont-elles profondes ? demanda l’ingénieur, car ce qui suffit à la quille du Bonadventure ne suffirait pas à celle de nos vaisseaux cuirassés.

– Facile à vérifier », répondit Pencroff.

Et le marin envoya par le fond une longue corde qui lui servait de ligne de sonde, et à laquelle était attaché un bloc de fer. Cette ligne mesurait environ cinquante brasses, et elle se déroula jusqu’au bout sans heurter le sol.

« Allons, fit Pencroff, nos vaisseaux peuvent venir ici ! Ils n’échoueront pas !

– En effet, dit Cyrus Smith, c’est un véritable abîme que ce golfe ; mais, en tenant compte de l’origine plutonienne de l’île, il n’est pas étonnant que le fond de la mer offre de pareilles dépressions.

– On dirait aussi, fit observer Harbert, que ces murailles ont été coupées à pic, et je crois bien qu’à leur pied, même avec une sonde cinq ou six fois plus longue, Pencroff ne trouverait pas de fond.

– Tout cela est bien, dit alors le reporter, mais je ferai remarquer à Pencroff qu’il manque une chose importante à sa rade !

– Et laquelle, Monsieur Spilett ?

– Une coupée, une tranchée quelconque, qui donne accès à l’intérieur de l’île. Je ne vois pas un point sur lequel on puisse prendre pied ! »

Et, en effet, les hautes laves, très accores, n’offraient pas sur tout le périmètre du golfe un seul endroit propice à un débarquement. C’était une infranchissable courtine, qui rappelait, mais avec plus d’aridité encore, les fiords de la Norvège. Le Bonadventure, rasant ces hautes murailles à les toucher, ne trouva pas même une saillie qui pût permettre aux passagers de quitter le bord.

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